La stabilisation macroéconomique au Canada

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Je me propose aujourd'hui de vous entretenir de la stabilisation macroéconomique et de la collaboration des autorités monétaire et budgétaire en adoptant le point de vue d'un pays industriel doté d'un régime de changes flottants, d'une politique monétaire fondée sur une cible explicite à l'égard de l'inflation et d'une politique budgétaire poursuivant un objectif clair. Même si ma vision des choses est influencée en particulier par le fait que j'ai occupé les fonctions de sous-ministre des Finances et que j'exerce maintenant celles de gouverneur de la banque centrale du Canada, les grandes lignes de mes conclusions rallient un large consensus, non seulement au sein de ces deux organismes, mais aussi dans les cercles universitaires et gouvernementaux du pays. Par ailleurs, je crois que notre expérience et les enseignements que nous pouvons en tirer sont valables pour l'ensemble des économies ouvertes qui laissent flotter leur monnaie.

Dans les années 1990, la Banque du Canada et le gouvernement fédéral ont conclu une série d'ententes sur des cibles de maîtrise de l'inflation. Le gouvernement a également mis en place un cadre qui réduit fortement le risque d'un déficit budgétaire et qui place ainsi le ratio de la dette publique au PIB sur une trajectoire nettement descendante.

Comme le niveau initial de crédibilité de ces politiques était peu élevé, il était essentiel de démontrer clairement notre détermination à observer une plus grande discipline budgétaire et à réduire l'inflation jusqu'à ce que la crédibilité soit établie. Voilà pourquoi il a fallu quelquefois faire obstacle au libre jeu des stabilisateurs automatiques de la politique budgétaire. Le manque de crédibilité a aussi empêché parfois les autorités monétaires de procéder à l'assouplissement des conditions monétaires que rendaient possible nos cibles d'inflation. Mais, à mesure que celles-ci étaient atteintes, la confiance du public — élément capital — grandissait à l'égard du sérieux de l'engagement des autorités.

Maintenant que la crédibilité des politiques tant monétaire que budgétaire est fermement établie, les stabilisateurs peuvent jouer leur rôle.

J'aimerais tout d'abord parler de stabilisation macroéconomique, pour ensuite dire quelques mots sur la collaboration des autorités monétaire et budgétaire 1.

Stabilisation macroéconomique

Politique monétaire et stabilisation

En visant une cible d'inflation de 2 % sur une période de 18 à 24 mois, la politique monétaire canadienne contribue de façon importante à stabiliser l'économie lorsque surviennent des chocs d'offre et de demande.

Les variations de la demande nous amènent à modifier notre taux d'intérêt directeur dans un sens bien défini. Supposons que l'économie tourne aux limites de sa capacité et que l'inflation se situe au taux cible de 2 %. Une diminution de la demande créerait une offre excédentaire, ce qui exercerait des pressions à la baisse sur l'inflation. Pour faire remonter l'inflation à 2 % à l'horizon de 18 à 24 mois, la Banque du Canada réduirait son taux cible pour le financement à un jour. Par le jeu de son incidence sur les taux d'intérêt du marché et le taux de change, cette mesure ferait augmenter le niveau de la production effective et le rapprocherait de celui de la production potentielle. L'inflation retournerait ainsi au taux visé peu après que les marges de capacités inutilisées auraient disparu. Il va de soi que le processus s'inverserait en cas de hausse de la demande.

Si la théorie indique clairement la façon dont il convient de réagir aux variations de la demande, il est toujours difficile, dans la pratique, d'apprécier l'étendue et la persistance des chocs et, partant, d'établir le moment et l'ampleur appropriés des modifications des taux d'intérêt. C'est là qu'intervient l'art de la conduite de la politique monétaire.

Il est évidemment encore plus ardu de déterminer comment les autorités monétaires doivent réagir aux chocs d'offre qui se traduisent par un taux d'inflation supérieur (ou inférieur) aux attentes pour un niveau donné de demande. Le cadre de maîtrise de l'inflation de la Banque permet de faire largement abstraction des chocs d'offre temporaires, à condition que ceux-ci ne se répercutent pas sur les attentes d'inflation, ce qu'ils ne font généralement plus une fois la crédibilité acquise. Prenons l'exemple de fluctuations imprévues des prix attribuables aux composantes les plus volatiles de l'indice des prix à la consommation, telles que les fruits et les légumes ou le mazout et le gaz naturel. Comme guide de conduite de la politique monétaire, nous nous servons d'une mesure de l'inflation fondamentale qui exclut ces composantes. Cette mesure nous donne, à nous et aux autres observateurs de l'économie, une certaine assurance que l'objet de notre attention se rapproche de la tendance fondamentale de l'inflation. Ainsi, la réaction de nos taux d'intérêt aux variations de prix jugées temporaires peut être minime, de sorte que les répercussions sur la production seront négligeables. En d'autres termes, la politique monétaire fait face aux chocs d'offre temporaires sans perturber la production globale.

La situation se complique lorsque le taux d'augmentation de l'indice global des prix à la consommation risque de demeurer éloigné de la cible pendant une période prolongée en raison de hausses ou de baisses persistantes des prix imputables aux composantes les plus volatiles de l'indice. Bien que la crédibilité joue là aussi un rôle utile, la Banque doit être particulièrement attentive à ce que les fluctuations du taux d'inflation ne se répercutent pas sur les attentes d'inflation.

Il est souvent difficile de reconnaître les chocs d'offre qui se manifestent par la variation du niveau ou du taux de croissance de la production potentielle. L'important, pour la banque centrale, consiste alors à ramener l'inflation tendancielle au taux cible si celle-ci s'en est écartée. Comme cet écart est le meilleur indicateur de la situation de la demande par rapport à la production potentielle, la banque centrale se trouve ainsi à ajuster la demande à la nouvelle trajectoire de la production potentielle à moyen terme.

Politique budgétaire et stabilisation automatique

Au Canada, les principaux stabilisateurs automatiques d'ordre budgétaire sont les divers types de recettes fiscales ainsi que les paiements d'assurance-emploi. Certains ont des effets quasi immédiats, comme l'impôt sur le revenu des particuliers retenu à la source par les employeurs. D'autres, tels que les paiements d'assurance-emploi, agissent au bout d'un délai assez court.

Comparaison des stabilisateurs automatiques d'ordre budgétaire et monétaire

Les stabilisateurs automatiques de nature budgétaire atténuent très efficacement les fluctuations cycliques de la production, mais ils ne compensent qu'en partie les variations de la production.

À l'opposé, les stabilisateurs automatiques d'ordre monétaire peuvent compenser entièrement les fluctuations de la production, mais ils ne se répercutent pleinement sur la production, en règle générale, qu'au bout de 12 à 18 mois.

Politique de stabilisation discrétionnaire

Si la stabilisation automatique, ou quasi-automatique, qu'assurent les politiques monétaire et budgétaire est très utile en soi, il reste à savoir si l'on ne pourrait pas faire davantage, en pratiquant une politique de stabilisation discrétionnaire.

Dans le cas de la politique monétaire, l'outil d'intervention utilisé est le mécanisme plus ou moins automatique de modification des taux d'intérêt que j'ai évoqué plus tôt. Ainsi que je l'ai laissé entendre, le jugement intervient de façon déterminante dans le processus de décision, tout particulièrement en période de grande incertitude, comme à l'automne dernier. Mais la poursuite d'une cible explicite en matière d'inflation laisse, en principe, aux responsables de la politique monétaire une latitude moindre que celle dont disposent les responsables de la politique budgétaire 2.

Les arguments militant pour ou contre une conduite discrétionnaire de la politique budgétaire à des fins de stabilisation macroéconomique en économie ouverte ont tendance à se concentrer sur la question des délais de mise en oeuvre et l'efficacité de la politique budgétaire en courte période comparativement à celle de la politique monétaire.

Si tout était réglé comme du papier à musique, des mesures budgétaires s'étalant sur deux ou trois trimestres pourraient, en principe, et dans des conditions idéales, hâter le retour de la production au niveau souhaité. En théorie, donc, une politique budgétaire menée de façon discrétionnaire est un outil utile. Mais, à titre de praticien, j'ai pu constater qu'il est à la fois difficile de lancer rapidement des mesures provisoires, lorsque le besoin s'en fait sentir, et extrêmement délicat d'y mettre fin, une fois qu'elles ne sont plus nécessaires.

Par conséquent, sur le plan pratique — et non philosophique —, le recours à une politique budgétaire de nature discrétionnaire pour stabiliser l'économie se heurte à d'importants obstacles 3, 4.

La façon dont le cycle économique canadien a évolué depuis 18 mois conforte mon opinion. Au début de 2001, nous nous attendions à un ralentissement somme toute modeste de l'économie nord-américaine. Au même moment, une réduction d'impôt annoncée un certain temps auparavant prenait effet au Canada. C'est seulement au milieu de l'été dernier qu'il est devenu manifeste que l'économie canadienne ralentissait de façon marquée. Entre janvier et août 2001, nous avions abaissé notre taux directeur de 175 points de base. Même les plus fervents partisans d'une conduite discrétionnaire de la politique budgétaire n'auraient pas songé avant le mois d'août à prendre de mesures vigoureuses de relance. À la suite des événements tragiques du 11 septembre, les spécialistes ont dû revoir nettement à la baisse leurs prévisions pour 2001 et 2002. Comme d'autres grandes banques centrales, la Banque du Canada a accentué le rythme de diminution des taux d'intérêt, en abaissant son taux directeur de 200 nouveaux points de base de septembre 2001 à janvier dernier.

Heureusement, le gouvernement canadien s'en est tenu à une légère augmentation des dépenses dans le nouveau budget qu'il a dévoilé à la fin de 2001. (Il s'agit surtout de dépenses nécessaires dans les domaines de la sécurité et du contrôle des frontières.) J'ai utilisé le mot « heureusement » parce que, selon les comptes nationaux publiés à la fin de mai 2002, non seulement le pays a connu une reprise au quatrième trimestre de l'année dernière, mais la croissance s'est accélérée pour s'établir à environ 6 % au premier trimestre de cette année.

Il est évident, avec le recul, que l'économie était fondamentalement plus robuste que nous le pensions. Conjuguée à ce dynamisme sous-jacent, la forte détente monétaire opérée avait de bonnes chances de faire redémarrer rapidement l'économie. Il n'était donc pas nécessaire d'adopter de nouvelles mesures budgétaires pour stimuler l'activité. Et la vapeur s'avère bien plus facile à renverser sur le front monétaire que budgétaire : depuis la mi-avril, nous avons relevé notre taux directeur de 75 points de base. Certes, de nouvelles sources d'incertitude sont apparues, et il en surgira d'autres encore. Nous continuerons d'évaluer ces facteurs d'incertitude au mieux de nos capacités. Mais globalement, cette expérience démontre clairement que les mesures de politique monétaire sont plus souples d'utilisation que les mesures de politique budgétaire.

Je tiens à souligner qu'une politique budgétaire de nature discrétionnaire peut aussi mettre les gouvernements qui la pratiquent dans un mauvais pas si elle les conduit à négliger leur cible budgétaire à long terme — d'autant plus que des mesures discrétionnaires risquent de pencher davantage vers le laxisme que vers l'austérité. Une telle négligence pourrait miner la crédibilité de l'autorité budgétaire, ou, plus précisément, la confiance du public envers l'atteinte des cibles budgétaires.

Collaboration des autorités monétaire et budgétaire et stabilisation

Permettez-moi de vous entretenir à présent des efforts de coordination et de collaboration nécessaires sur le plan des politiques monétaire et budgétaire.

Les cibles d'inflation poursuivies sont décidées d'un commun accord. Ce ne sont pas seulement les cibles de la Banque, mais aussi celles du gouvernement canadien.

Selon nous, la « coordination » des politiques est née essentiellement d'une entente mutuelle sur les cibles d'inflation. Comme les autorités budgétaire et monétaire sont clairement d'accord sur les objectifs à moyen terme de leurs politiques et ont une même compréhension du cadre dans lequel celles-ci opèrent, elles n'ont nul besoin de coordonner leur action en matière de taux d'intérêt ou de politique budgétaire.

La littérature sur la coordination des politiques économiques traite généralement de situations où : a) les autorités budgétaire et monétaire conçoivent très différemment le bien-être économique 5; b) chacune cherche à maximiser ses gains aux dépens de l'autre; c) les objectifs des politiques budgétaire et monétaire sont incompatibles; d) l'une de celles-ci est de nature entièrement discrétionnaire. Aucune de ces situations ne s'applique toutefois au Canada — et ne devrait s'appliquer nulle part.

Compte tenu du cadre actuel en place, le gouvernement doit, lorsqu'il veut apporter des modifications à sa politique budgétaire, réfléchir à leur incidence sur l'inflation et, partant, sur les taux d'intérêt. Parallèlement, la Banque doit se demander comment ces changements influeront sur la demande et l'inflation, ainsi que sur ses propres décisions concernant l'établissement des taux directeurs. Il est donc dans l'intérêt des deux parties de collaborer, en mettant en commun les renseignements dont ils disposent et leurs analyses en vue de conduire leur politique respective.

La collaboration entre la Banque et le ministère canadien des Finances se noue à différents niveaux. Je m'entretiens ainsi fréquemment avec le ministre et le sous-ministre des Finances. Le personnel des deux institutions se réunit aussi pour mettre en commun, par exemple, des prévisions économiques, des résultats d'enquêtes et des renseignements obtenus auprès de divers groupes et organisations. Grâce à ces discussions régulières, chaque institution comprend le cadre dans lequel l'autre institution poursuit ses objectifs et la façon dont il est mis en oeuvre pour faire face aux chocs économiques.

La Banque reste également en contact étroit avec les ministères des Finances de chacune des provinces.

Jusqu'à présent, je n'ai pas du tout parlé du dosage adéquat des politiques monétaire et budgétaire en évoquant les efforts de coordination et de collaboration. Pour être franc, maintenant que des cadres explicites ont été instaurés pour la conduite de chacune de ces politiques, la question du dosage ne se pose plus vraiment. Les autorités monétaire et budgétaire règlent toutes deux leurs moyens d'intervention (taux directeur et mesures de soutien budgétaire) pour atteindre leurs objectifs respectifs. Elles ne considèrent aucun autre type de dosage de leur action comme propice à l'atteinte des objectifs poursuivis sur les plans monétaire et budgétaire.

Conclusions

Les objectifs clairs assignés aux politiques monétaire et budgétaire, alliés à la responsabilité explicite des responsables de ces politiques envers l'atteinte de ces objectifs, servent de toile de fond à la collaboration des autorités monétaire et budgétaire et à la stabilisation de l'économie au Canada. Les cadres mis en place pour la conduite des politiques monétaire et budgétaire ont engendré un environnement où la collaboration, au sens de la mise en commun d'informations et d'analyses, est des plus efficaces. La crédibilité des autorités budgétaire et monétaire est élevée. En d'autres termes, les agents économiques comptent sur elles pour maintenir ces cadres.

Grâce à ce capital de confiance et à l'arrimage solide des attentes d'inflation, les autorités peuvent laisser pleinement jouer les stabilisateurs automatiques de nature budgétaire et axer les mesures de politique monétaire sur la réalisation des cibles d'inflation. Et en présence de chocs importants, les cibles budgétaires ou monétaires peuvent être dépassées ou ne pas être atteintes temporairement sans que la confiance ne soit ébranlée ni que l'on se mette à douter de leur réalisation à moyen terme.

À mon avis, l'expérience du Canada en ce qui concerne l'adoption d'objectifs clairs et de cadres transparents et appropriés à la conduite des politiques monétaire et budgétaire est riche d'enseignements pour les économies ouvertes dotées d'un régime de changes flottants.

Bibliographie

Bernanke, B. S., T. Laubach, F. S. Mishkin et A. S. Posen (1999). Inflation Targeting: Lessons from the International Experience, Princeton (New Jersey), Princeton University Press.

Boulding, K. (1969). « Minutes of Session IV: Recent Experiences in the Use of Fiscal Policy », colloque universitaire tenu à Ditchley Park (Angleterre), Journal of Money, Credit and Banking, vol. 1, n°3, p. 507.

Cecchetti, S. G. (2002). « The Problem with Fiscal Policy », Occasional Essays on Current Policy Issues n°18. (22 janvier 2002).

Dodge, D. (2002). « L'interaction entre les politiques monétaire et budgétaire », Conférence Donald Gow prononcée à la School of Policy Studies, Université Queen's, Kingston (Ontario). (26 avril 2002).

Seidman, L. (2001) « Reviving Fiscal Policy », Challenge, vol. 44, n o 3, p. 17-42.

Taylor, J. B. (2000). « Reassessing Discretionary Fiscal Policy », The Journal of Economic Perspectives, vol. 14, n°3, p. 21-36.

  1. 1. L'interaction des politiques monétaire et budgétaire est décrite plus en détail dans Dodge (2002).[]
  2. 2. Certains analystes voient dans l'établissement de cibles d'inflation un encadrement du pouvoir discrétionnaire, dans le sens où il existe un objectif défini et un cadre visant le moyen terme, mais aucune règle précise quant à l'ajustement du taux directeur (Bernanke et coll., 1999). Cela signifie qu'il y a de nombreuses trajectoires possibles pour retourner au point d'équilibre. La Banque du Canada, pour sa part, a décidé que la meilleure façon de procéder en l'occurrence est de trouver un compromis acceptable entre la variance du taux d'inflation autour de la cible d'inflation et la variance de la production autour de son potentiel. C'est ainsi que nous avons choisi un horizon de 18 à 24 mois pour atteindre notre cible d'inflation. Nous tenons compte de toutes les informations pertinentes, mais nous ne suivons pas de règles précises pour fixer les taux d'intérêt.[]
  3. 3. Cecchetti (2002) et Taylor (2000) sont aussi de cet avis. Pour un point de vue divergent, voir Seidman (2001). Longtemps avant eux, Boulding (1969) avait résumé les points de vue exprimés à un colloque universitaire sur le recours à la politique budgétaire dans un poème renfermant les vers suivants : « [...] Policy may follow Fillip's Law—Too little and too late, too much too soon [...] ».[]
  4. 4. Le gouvernement fédéral canadien est d'autant moins porté à recourir à des mesures discrétionnaires que, tous réunis, les gouvernements provinciaux pèsent plus lourd que lui dans l'économie du pays et que la structure de leurs dépenses (qui est davantage axée sur les immobilisations qu'au niveau fédéral) convient mieux à ce type d'intervention discrétionnaire.[]
  5. 5. Pour être précis, leurs « fonctions de perte » sont très différentes.[]