L’achat d’actifs par les banques centrales au début de la pandémie de COVID-19

En mars 2020, la propagation de la COVID‑19 a secoué les marchés financiers partout dans le monde (Fontaine et autres, 2021). Cette agitation tenait au fait que les grands gestionnaires d’actifs avaient besoin de convertir des actifs en liquidités afin de répondre aux demandes de rachat et aux appels de marge. En conséquence, les gestionnaires d’actifs ont vendu d’importants volumes de titres à revenu fixe à des courtiers qui avaient :

  • peu de capacité pour les ajouter à leur stock;
  • une tolérance au risque limitée.

La négociation est devenue de plus en plus difficile et coûteuse. Certains marchés se sont même retrouvés complètement paralysés. Le graphique 1, par exemple, montre que des investisseurs ont vendu un gros volume d’acceptations bancaires sur les marchés canadiens au sommet de la crise1.

Graphique 1 : En mars 2020, des investisseurs vendaient des acceptations bancaires à des courtiers

Sources : Système d’établissement de relevés des opérations
sur le marché 2.0 et calculs de la Banque du CanadaDernière observation : 30 juin 2020

Afin d’apaiser les marchés, un grand nombre de banques centrales sont intervenues en mettant en œuvre plusieurs mesures, dont des programmes d’achat d’actifs. Ces programmes assurent le bon fonctionnement des marchés en permettant aux courtiers de grossir leur stock. Le graphique 2 illustre comment les programmes d’achat d’actifs de la Banque du Canada ont accru la taille de son bilan depuis mars 20202. Bien que ces programmes soient répandus, les études effectuées à ce jour n’ont pas analysé de manière exhaustive ce que serait la politique optimale pour les banques centrales qui achètent des actifs lorsque les courtiers font face à des contraintes de stock.

Graphique 2 : La taille du bilan de la Banque du Canada a augmenté rapidement durant la crise de la COVID‑19

Source : Banque du CanadaDernière observation : 30 décembre 2020

Un modèle de négociation de titres à revenu fixe et d’intervention de la part des banques centrales

Nous élaborons un modèle simple de marché des titres à revenu fixe comportant quelques caractéristiques importantes3. Bon nombre de marchés des titres à revenu fixe, y compris au Canada, font appel à un réseau de courtiers pour mettre en relation acheteurs et vendeurs. Cette approche s’apparente à celle de bien d’autres marchés de la vie de tous les jours, comme celui des voitures d’occasion, où des particuliers peuvent négocier entre eux mais où beaucoup choisissent plutôt de faire affaire avec un courtier.

En agissant comme source centrale de négociation sur le marché obligataire, les courtiers assument un rôle important, car ils atténuent les difficultés que peuvent avoir les vendeurs et les acheteurs à se trouver les uns les autres. Par contre, le recours à des courtiers pour la négociation peut soulever des enjeux économiques. Les courtiers ont des coûts à supporter, par exemple, pour détenir des stocks, mais ils facturent aussi un supplément à leurs clients pour réaliser des profits. Dans notre modèle, nous supposons que les acheteurs et les vendeurs ne peuvent pas interagir directement et que les courtiers leur servent d’intermédiaires.

Notre modèle génère des prévisions qui rendent compte de faits stylisés concernant les perturbations des marchés survenues en mars 2020. Plusieurs analyses montrent qu’il est devenu extrêmement difficile de vendre des titres à revenu fixe durant cette période, qui a vu fortement augmenter les activités de négociation menées en qualité de mandataire – c’est-à-dire lorsque les courtiers ne font qu’apparier les vendeurs et les acheteurs sans prendre de positions nettes (Fontaine et autres, 2021; Kargar et autres, 2020). Dans certains cas, les marchés se sont littéralement effondrés et les titres ne pouvaient plus être négociés.

Dans notre modèle, nous représentons une crise financière où le nombre de vendeurs dépasse largement le nombre d’acheteurs, et où les courtiers se trouvent à accumuler des stocks importants. Comme c’est souvent le cas dans la pratique, les courtiers de notre modèle ont des coûts de stock à supporter en raison de la trop grande quantité de titres qu’ils ont achetés, et ils en viennent à refuser d’en acquérir d’autres si les prix ne baissent pas fortement. Une telle baisse des prix attire davantage d’acheteurs sur le marché, sauf que l’écart ne sera peut-être pas suffisant pour inciter les courtiers à se procurer la quantité de titres nécessaire pour répondre aux besoins de liquidités des vendeurs. Dans les scénarios extrêmes de notre modèle, les courtiers ne sont pas disposés à acheter plus de titres, ce qui est un signe de la défaillance du marché.

Pour remédier à une perturbation des marchés, les banques centrales interviennent auprès des courtiers. Dans notre modèle, la banque centrale peut le faire en achetant des actifs ou en accordant des prêts garantis, semblables à des conventions de rachat (opérations de pension). Ces mesures ont divers effets sur le levier financier des courtiers, ce qui peut influer sur la façon la plus efficace d’intervenir de la part de la banque centrale.

Pour intervenir, la banque centrale annonce un prix donné et accepte ensuite les volumes de titres à acheter ou emprunter que les courtiers conviennent de lui céder à ce prix.

Nous montrons que, par ses interventions, la banque centrale peut améliorer le bien-être en période de crise. Elle y parvient en permettant aux courtiers :

  • d’acheter davantage d’obligations aux vendeurs;
  • de vendre immédiatement ces obligations à la banque centrale, plutôt que de les conserver et d’augmenter ainsi leurs coûts de stock.

Par ailleurs, les prix ne baissent pas – et les rendements des titres à revenu fixe n’augmentent pas – autant qu’ils le feraient sans l’intervention de la banque centrale, et les vendeurs subissent moins de pertes. Dans le graphique 3, nous montrons que les effets sur les activités d’achat et de vente des courtiers sont les plus marqués quand :

  • il y a peu de concurrence entre les courtiers;
  • les coûts de stock sont élevés.

Graphique 3 : IIncidence d’une intervention optimale de la banque centrale sur les volumes de titres négociés par des courtiers

Graphique 3 : Incidence d’une intervention optimale de la banque centrale sur les volumes de titres négociés par des courtiers

Nota : Ce graphique montre les volumes de titres achetés et vendus par des courtiers, avant et après l’intervention de la banque centrale. La figure de gauche illustre les effets sur le coût des stocks, et celle de droite, les effets sur le nombre de courtiers au sein du marché.
Source : Calculs de la Banque du Canada

Dans bien des cas, la concurrence limitée réduit l’incidence des variations des coûts directement liés aux affaires des courtiers (c’est-à-dire non imputables à la réglementation) sur leurs stocks, comme les coûts de financement des opérations de pension. Toutefois, dans notre modèle, le montant optimal associé à l’intervention de la banque centrale par courtier est plus élevé quand il y a peu de concurrence, ce qui diminue sensiblement les coûts individuels des courtiers et facilite l’ajout de titres à leurs stocks. Le graphique 4 montre que, pour les mêmes raisons que celles indiquées ci-dessus, les prix augmentent le plus (et les rendements baissent le plus) quand :

  • les coûts de stock sont élevés;
  • il y a peu de concurrence entre les courtiers.

Graphique 4 : Incidence d’une intervention optimale de la banque centrale sur les prix de négociation des courtiers

Graphique 4 : Incidence d’une intervention optimale de la banque centrale sur les prix de négociation des courtiers

Nota : Ce graphique montre les cours acheteur et vendeur pour l’actif, avant et après l’intervention de la banque centrale. La figure de gauche illustre les effets sur le coût des stocks, et celle de droite, les effets sur le nombre de courtiers au sein du marché.
Source : Calculs de la Banque du Canada

Implications

Les dirigeants de banque centrale sont guidés depuis longtemps par les principes de Bagehot (Bagehot, 1873), qui peuvent se résumer comme suit : « [P]our éviter la panique, les banques centrales doivent prêter rapidement et librement (c.-à-d. sans limite) aux institutions solvables à des "taux élevés" et en contrepartie de garanties sûres » (traduction libre d’un extrait d’un discours prononcé par B. F. Madigan en 2009).

Selon notre modèle, les banques centrales pourraient préférer acheter des actifs ou consentir des prêts à des taux plus avantageux si elles n’ont pas d’autres inquiétudes. Par exemple, une banque centrale peut intervenir de manière efficace en établissant le prix d’un actif en fonction de sa juste valeur, ce qui encourage les courtiers à acheter des titres auprès des vendeurs. En outre, nous montrons qu’une banque centrale neutre face au risque peut améliorer le bien-être en fixant le prix de l’actif au-dessus de sa juste valeur, ce qui incite les courtiers à acquérir des volumes de titres encore plus importants.

Toutefois, l’achat d’actifs à un prix supérieur à leur juste valeur peut aller à l’encontre d’autres objectifs des banques centrales, qui peuvent être aux prises avec des coûts liés à des facteurs comme :

  • l’aléa moral – la crainte que les actions de la banque centrale n’incitent les participants au marché à prendre des risques;
  • les risques financiers associés au maintien de stocks importants.

Notre modèle étant linéaire, il aide à la réflexion sur l’ampleur des interventions d’une banque centrale, mais pas sur la pertinence pour celle-ci d’intervenir. Il montre que le coût de ces interventions peut en limiter l’ampleur. C’est particulièrement le cas quand beaucoup de petits courtiers compétitifs sont visés et que le risque lié aux actifs est élevé, ce qui donne à penser que les banques centrales seront peut-être plus disposées à intervenir sur de gros marchés très concentrés et à faible risque.

Enfin, nous tirons des conclusions sur les différences entre l’incidence des prêts des banques centrales et celle de leurs achats d’actifs sur la liquidité des marchés. Sans autres contraintes, les achats d’actifs et les prêts jouent un rôle semblable en améliorant la liquidité des marchés dans notre modèle. Mais, dans la pratique, les prêts des banques centrales peuvent accroître le levier financier des banques agissant comme courtiers. Et quand ces dernières augmentent leur levier, elles se rapprochent des contraintes internes et réglementaires. À titre d’exemple, l’organe de réglementation bancaire du Canada, le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF), impose aux banques une limite stricte quant à leur levier financier, connue sous le nom de « ratio de levier ».

Au début de la tourmente financière provoquée par la pandémie en mars 2020, la Banque du Canada a mis en œuvre un ensemble d’opérations de pension et de programmes d’achat d’actifs. Parallèlement, le BSIF a exclu les réserves détenues auprès de la banque centrale du calcul de l’exposition aux fins du ratio de levier des banques4. Selon notre modèle, les prêts de la banque centrale auraient peut-être moins bien réussi à améliorer la situation sur les marchés des titres à revenu fixe si le BSIF n’avait pas pris cette mesure.

  1. 1. Le graphique 1 est tiré de l’étude de Fontaine et autres (2021).[]
  2. 2. Les achats d’obligations du gouvernement du Canada ont d’abord été utilisés comme outil d’atténuation des tensions sur le marché, puis comme mesure d’assouplissement quantitatif. Pour en savoir plus, voir Banque du Canada (2020), La Banque du Canada abaisse le taux cible du financement à un jour pour le porter à ¼ %, communiqué, 27 mars.[]
  3. 3. Voir Cimon et Walton (2022) pour des précisions sur le modèle complet.[]
  4. 4. Pour en savoir plus, voir Bureau du surintendant des institutions financières (2020), Mesures supplémentaires en réaction aux difficultés causées par la propagation de la COVID‑19, lettre à l’intention des institutions de dépôts, 9 avril.[]

Bibliographie

  1. Bagehot, W. (1873), Lombard Street: A Description of the Money Market. Londres, Henry S. King.
  2. Cimon, D. A. et A. Walton (2022), Central Bank Liquidity Facilities and Market Making, document de travail du personnel n° 2022-9, Banque du Canada.
  3. Fontaine, J.-S., C. Garriott, J. Johal, J. Lee et A. Uthemann (2021), COVID‑19 Crisis: Lessons Learned for Future Policy Research, document d’analyse du personnel n° 2021-2, Banque du Canada.
  4. Kargar, M., B. Lester, D. Lindsay, S. Liu, P.-O. Weill et D. Zúñiga (2020), Corporate Bond Liquidity During the COVID‑19 Crisis, document de travail n° 27355, National Bureau of Economic Research.
  5. Madigan, B. F. (2009), Bagehot’s Dictum in Practice: Formulating and Implementing Policies to Combat the Financial Crisis, discours prononcé au symposium économique annuel tenu par la Banque fédérale de réserve de Kansas City, Jackson Hole (Wyoming), 29 août.

Avis d’exonération de responsabilité

Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.

DOI : https://doi.org/10.34989/san-2022-9

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