Introduction
La dernière fois que j’ai pris la parole à Jackson Hole, c’était en 2005. Cette année-là, le monde faisait face à un coronavirus redoutable : le syndrome respiratoire aigu sévère, ou SRAS. J’avais alors parlé du changement radical qui touchait les communications des banques centrales et de la transparence à l’ère Greenspan.
Aujourd’hui, nos discussions portent sur les mesures prises en réponse à un coronavirus plus contagieux et plus répandu. De mon côté, je vais vous parler du besoin de transformer encore une fois les communications des banques centrales : après une plus grande transparence avec les marchés, le temps est venu de s’adresser davantage au public. Nous avons commencé, mais nous devons en faire plus.
En un mot, nous devons parler davantage aux citoyens que nous servons et être plus à leur écoute. En diversifiant nos interlocuteurs, nous améliorons la qualité de nos décisions et renforçons notre légitimité en tant qu’institutions publiques. Face à la pandémie de COVID‑19 dont les effets économiques graves n’épargnent personne, cela est plus important que jamais. Et cela sera primordial à l’avenir, lorsque nous devrons contrer les effets des changements économiques structurels causés par la pandémie et les changements qu’elle accentue, notamment la numérisation, l’endettement et les inégalités.
La pandémie de SRAS n’a pas eu d’incidences économiques durables en 2005, contrairement à la crise qui a frappé le marché américain des prêts immobiliers à risque en 2008. Nos économies ont fini par s’en sortir, mais la société en garde des séquelles. Le fait que les banques internationales trop importantes pour faire faillite ont été renflouées pendant la crise – tandis que les propriétaires en difficulté n’ont pas reçu d’aide – a renforcé l’impression que le système est truqué et que la mondialisation ne sert qu’une petite partie de la population aux dépens de la majorité. Cela a alimenté la baisse plus générale de la confiance envers les institutions publiques et les experts, et contribué à la montée du populisme. Ces deux tendances ont un impact sur notre métier de banquier central1.
Nos façons de partager et de consommer l’information, et d’en discuter, ont profondément changé ces 15 dernières années. L’Internet a considérablement réduit le coût des communications. Et cela a bouleversé les médias traditionnels et poussé un public de plus en plus nombreux à s’informer sur d’autres plateformes et sur les réseaux sociaux.
Beaucoup espéraient que la démocratisation de l’information nous rendrait tous mieux informés. Malheureusement, c’est trop peu souvent le cas. L’Internet et les réseaux sociaux ont grandement élargi l’accès à l’information, mais ils sont aussi inondés de fausses informations, de chambres d’écho et de théories du complot, souvent relayées par des robots et des trolls aux intentions parfois malveillantes.
C’est dans ce contexte que la pandémie est arrivée, avec ses effets économiques dévastateurs dans le monde. Les banques centrales ont pris des mesures de politique monétaire sans précédent pour conserver les emplois, soutenir la reprise économique et éviter la déflation. À la Banque du Canada, nous avons mis en place pour la première fois des mesures d’assouplissement quantitatif. Les banques centrales ont adopté des politiques monétaires non traditionnelles, qui s’ajoutent à des plans de relance budgétaire exceptionnels et qui risquent de remettre en question la façon dont le public perçoit notre indépendance opérationnelle.
Il est donc plus important – mais aussi plus difficile – pour les banques centrales d’être des sources d’informations et d’analyses dignes de confiance. Il faut absolument être audacieux en allant au-delà de la transparence vis-à-vis des marchés et s’adresser au grand public pour expliquer en quoi nos décisions répondent aux objectifs de notre économie dans son ensemble. C’est pourquoi il faut prêter l’oreille à plus de gens, comprendre leurs perceptions – qu’elles soient justes ou non –, prendre en compte dans nos décisions de politique monétaire les opinions plus largement présentes parmi le public, et communiquer avec les gens en les rejoignant là où ils sont.
Rappelons-nous pourquoi tout cela compte.
Premièrement, et à la base, nous sommes tous au service du public. Le public a le droit de comprendre ce que l’on fait et nous devons rendre compte de nos décisions. Deuxièmement, nous savons que la politique monétaire est plus efficace quand les gens la comprennent. Troisièmement, dans un contexte où le taux directeur de nombreuses banques centrales se trouve à la valeur plancher, il est encore plus crucial que les attentes d’inflation des ménages demeurent arrimées à notre cible pour que nous puissions faire baisser les taux d’intérêt réels. Nos communications peuvent influencer ces attentes. C’est pourquoi la Banque du Canada, comme bon nombre de banques centrales, fournit des indications prospectives inhabituelles sur la trajectoire des taux d’intérêt. Enfin, la dernière raison est liée à notre raison d’être : si le public ne comprend pas l’indépendance des banques centrales et ne l’appuie pas, nous risquons de perdre sa confiance, qui est au cœur de notre mission.
Problèmes de communication avec le public
À l’ère Greenspan, les banques centrales ne déployaient pas trop d’efforts pour adapter leurs messages au public. En fait, elles s’attendaient plutôt à ce que les médias les transmettent aux participants aux marchés et aux économistes, et qu’ils décodent l’information pour le public. Selon Andy Haldane, les banques centrales communiquaient ainsi uniquement avec les marchés, les économistes et les agences de presse2.
Cette façon de faire n’est pas vraiment efficace. Un document de travail publié récemment par le National Bureau of Economic Research (NBER) souligne que les articles de presse sur la politique monétaire sont à peu près deux fois moins efficaces pour ce qui est de façonner les attentes d’inflation que les communications provenant directement d’une banque centrale3. Le meilleur moyen de transmettre nos messages au public est donc de les communiquer nous-mêmes.
Les banques centrales se sont engagées dans une communication plus directe avec le public. La Réserve fédérale, avec son programme Fed Listens, ou encore la Banque d’Angleterre, avec ses panels de citoyens et ses forums qui s’adressent aux responsables associatifs, en sont de bons exemples. Les banques centrales à travers le monde se servent de leurs musées, des réseaux sociaux, de balados et même de chansons reggae pour communiquer leurs messages aux citoyens.
Comme d’autres, la Banque du Canada a entrepris d’affiner ses communications : nous publions des contenus destinés à différents publics; nous produisons de courtes animations pour illustrer les principaux messages de nos deux grandes publications – le Rapport sur la politique monétaire et la Revue du système financier – et nous faisons la promotion de ces messages sur les réseaux sociaux.
Les outils de mesure de la lisibilité que nous utilisons nous aident à ne pas compliquer inutilement nos discours publics. Après tout, même un parterre de spécialistes comme le vôtre risquerait de décrocher si mon discours ressemblait à une thèse de doctorat (j’espère que ce n’est pas le cas).
Nous essayons également de rendre nos communications plus en lien avec la vie de tous les jours. Prenons le cas de la pandémie actuelle. La COVID‑19 a provoqué un énorme choc désinflationniste. Mais il faut admettre que beaucoup de gens n’ont pas l’impression que l’inflation recule quand les prix des aliments augmentent en moyenne à un taux de presque 3 %. Il est important que le public sache que nous tenons compte de cet écart dans nos décisions. Le sous-gouverneur Larry Schembri a d’ailleurs consacré un discours complet à ce sujet plus tôt cette semaine.
L’écoute, c’est l’une des clés d’une plus grande pertinence : nous avons ouvert la discussion avec le public. Une bonne partie des événements qui permettent ce genre de dialogue ont été annulés à cause de la pandémie. Cela nous a poussés à nous adapter en utilisant la technologie pour parler au grand public et à nos autres parties prenantes. Nous venons d’ailleurs de lancer la campagne en ligne « Parlons inflation ». Elle s’inscrit dans la volonté de la Banque d’établir un dialogue avec l’ensemble de la population avant de renouveler son entente avec le gouvernement fédéral sur le cadre de politique monétaire en 2021.
Nous savons qu’il y a un lien très clair entre une bonne compréhension des faits et une plus grande confiance. C’est à cause de cela que nous mettons davantage d’efforts dans la vulgarisation des concepts économiques et financiers. Par exemple, la Banque a remplacé l’une de ses publications à destination des spécialistes par un magazine numérique plus grand public, L’Économie claire et simple, qui nous permet d’expliquer des questions économiques pertinentes et actuelles. Nous avons donc sorti une série d’articles, de vidéos et d’animations simples pour bien expliquer ce que nous avons fait pour répondre à la pandémie. Les notions présentées vont de l’assouplissement quantitatif aux systèmes de paiement.
Une occasion toute trouvée de faire naître la confiance
En temps de crise, les gens se tournent vers les pouvoirs publics pour avoir de l’information. La pandémie actuelle ne fait pas exception. Nous avons beaucoup plus de visiteurs sur notre site Web. Nos articles de L’Économie claire et simple et nos messages dans les réseaux sociaux sont deux fois plus vus qu’avant la pandémie. Nos contenus traditionnels comme les discours et le Rapport sur la politique monétaire connaissent quant à eux une hausse de plus de 10 % du trafic Internet.
Cet intérêt accru est une occasion à saisir et à ne surtout pas gâcher. Les forces qui répandent de fausses informations profitent de cette crise. Une partie de la population continue de se méfier des pouvoirs publics et des experts. Dans de nombreux pays, l’indépendance, qui est vitale pour les banques centrales, et la confiance du public dans cette indépendance sont menacées.
Pour élargir notre public et communiquer efficacement, quatre principes peuvent nous guider. En premier, il s’agit d’offrir sur la durée un récit cohérent qui soit en accord avec les nouvelles données.
Deuxièmement, nos communications publiques devraient être claires, simples, sans jargon. Les gens devraient toujours pouvoir nous comprendre.
Troisièmement, nos communications se doivent de parler au public et d’être pertinentes. Puisque nous sommes au service des gens, nous devrions leur parler de leur réalité dans leurs mots et non comme des prophètes qui annoncent un message du haut d’une tour d’ivoire.
Enfin, quatrième principe, l’écoute. Nous devons découvrir et comprendre ce qui préoccupe le grand public. Cela inclut les points de vue de communautés et de groupes de la population que nous avons du mal à rejoindre habituellement. Et nous devons répondre à ces préoccupations.
Conclusion
Permettez-moi maintenant de conclure. Aujourd’hui, chacun des intervenants était appelé à présenter des conséquences marquantes de la pandémie. Ces conséquences sont multiples et ont beaucoup de ramifications : le nombre de vies et d’emplois perdus, la disparition de capacités de production, les bouleversements sociaux, l’évolution du profil des échanges commerciaux et l’alourdissement durable de la dette.
Face à ces effets et à d’autres, faisons du resserrement de la relation entre les banques centrales et la population l’une des retombées de la pandémie. Nous pouvons profiter de ce moment pour améliorer nos communications publiques en diffusant des messages cohérents, clairs et pertinents. En aidant aussi nos concitoyens à comprendre les forces plus largement à l’œuvre dans notre économie. En étant enfin à l’écoute et à même de discerner comment nos politiques touchent tout le monde. Ces efforts nous aideront à prendre de meilleures décisions, renforceront notre légitimité et consolideront la confiance qu’on nous accorde. Vu l’importance des enjeux, nous ne devons pas laisser passer pareille occasion.