Les courtiers œuvrant sur les marchés canadiens des titres à revenu fixe ont tendance à apparier entre eux les ordres d’achat ou de vente de leurs clients. Cependant, lorsque plusieurs gestionnaires d’actifs ont besoin de fonds au même moment, le niveau de liquidité des marchés dépend davantage de la disposition des courtiers à acheter des titres et à les conserver dans leur bilan. Quand cela se produit, il devient coûteux pour les gestionnaires d’actifs de vendre des titres liquides pour générer des fonds. Afin d’éviter d’être ainsi pénalisés, il arrive parfois que les gestionnaires d’actifs anticipent une limite éventuelle de la capacité des courtiers et qu’ils décident de vendre des titres, par précaution. Dans de graves cas de figure, ces ventes de précaution peuvent se propager à d’autres participants aux marchés et causer une ruée vers les liquidités, qui dépasse la capacité de bilan des courtiers et oblige la banque centrale à intervenir.
Un bon exemple est la ruée vers les liquidités qui s’est produite au Canada lorsque la crise de la COVID‑19 a éclaté. Les ventes nettes d’obligations du gouvernement du Canada aux courtiers de la part de leurs clients ont augmenté pour atteindre plus de cinq milliards de dollars entre le 9 et le 20 mars 2020. Le coût de vente des obligations a quadruplé (graphique 1). Dans notre étude complète, nous soutenons que ces ventes étaient relativement faibles comparativement à leur incidence sur la liquidité des marchés. De plus, nous établissons que sur les marchés des acceptations bancaires et des bons du Trésor du gouvernement du Canada, il y avait d’autres signes indiquant que les courtiers étaient sur le point d’atteindre leur limite et de ne plus vouloir acheter de titres. Les conditions sur les marchés financiers canadiens ont commencé à se normaliser seulement après que la Banque du Canada est intervenue pour soutenir ces derniers.
Le mécanisme conditionnel de prise en pension à plus d’un jour est le mécanisme existant que la Banque du Canada active pour offrir des liquidités aux gestionnaires d’actifs en cas de tensions généralisées sur les marchés. En 2024, la Banque a révisé et mis à jour la politique s’y rapportant, pour y intégrer les leçons tirées de la pandémie de COVID‑19. Les changements qui ont été effectués, tels que décrits par Chen, Chu et Kinnear (2025), devraient accroître la disposition des gestionnaires d’actifs à recourir à ce mécanisme en cas de crise et réduire davantage la probabilité des ventes de précaution d’actifs. Ainsi mise à jour, la politique :
- détermine les titres de grande qualité qui seront acceptés
- précise les critères d’admissibilité des gestionnaires d’actifs
- améliore l’état de préparation des différents acteurs en prévoyant la préapprobation des contreparties et la tenue de tests réguliers
- établit un processus officiel d’évaluation et de gestion des risques
Dans notre étude, nous faisons également ressortir trois grands domaines où les décideurs pourraient agir en vue de réduire le risque d’une ruée vers les liquidités. Il faudrait en l’espèce :
- renforcer la réglementation relative aux pratiques de gestion du risque de liquidité des gestionnaires d’actifs
- accroître la résilience de la structure des marchés des titres à revenu fixe
- élargir la gamme d’outils des banques centrales
Nous nous concentrons ensuite sur deux façons d’adapter cette gamme d’outils afin de réduire la probabilité d’une ruée vers les liquidités. Les banques centrales pourraient ainsi :
- mettre en place de nouveaux mécanismes permanents destinés aux gestionnaires d’actifs qui garantiraient la préservation du degré de liquidité des obligations ou actifs existants dans toutes les conditions de marché
- créer de nouveaux actifs qui pourraient être utilisés en tout temps pour répondre aux besoins de liquidité des gestionnaires d’actifs
Ces options ont pour objectif de donner aux gestionnaires d’actifs un accès à des liquidités qui ne dépende pas de la capacité des courtiers. Elles permettraient aux gestionnaires d’actifs de se protéger contre certains risques de liquidité. Dotés d’une réserve tampon de titres liquides plus résiliente, les gestionnaires d’actifs auraient davantage confiance dans leur capacité de répondre à des besoins de liquidités futurs incertains. Cela pourrait diminuer leur besoin de vendre des titres par précaution. En rendant moins probables de telles ventes de précaution, ces mécanismes pourraient également réduire la probabilité qu’une banque centrale soit confrontée à des conditions de marché qui nécessitent l’acquisition rapide et massive de titres.
L’évolution de l’équilibre entre la demande potentielle de liquidités de la part des gestionnaires d’actifs, d’une part, et la capacité des courtiers de leur fournir les fonds requis, d’autre part, déterminera s’il est nécessaire d’améliorer la gamme d’outils mentionnée. Les banques centrales ont la responsabilité d’atténuer le risque d’une ruée vers les liquidités et elles disposent des outils pour y parvenir. Cependant, malgré leur efficacité, les interventions des banques centrales supposent des arbitrages qui peuvent devenir plus importants si la probabilité d’une ruée vers les liquidités s’accentue. Avant d’élargir leur gamme d’outils, les banques centrales devraient aussi évaluer les conséquences indésirables potentielles d’un tel élargissement, dont :
- les répercussions sur la conduite de la politique monétaire
- les distorsions sur les marchés découlant du poids plus important joué par la banque centrale dans l’économie
- l’aléa moral, qui pourrait influer sur les gestionnaires d’actifs