Introduction
Le taux CORRA est le taux des opérations de pension1 à un jour, qui représente le coût moyen du financement à un jour en dollars canadiens sur le marché général des pensions pour les opérations garanties au moyen de titres du gouvernement du Canada. Jusqu’à septembre 2023, il s’était constamment maintenu à un niveau égal ou légèrement inférieur au taux cible du financement à un jour de la Banque du Canada. Mais ensuite, il a commencé à le dépasser invariablement de quelques points de base, ce qui avait de quoi surprendre, vu le système de valeurs plancher et les soldes de règlement excédentaires de la Banque. Au début de janvier 2024, l’institution a donc commencé à mener des opérations de prise en pension à un jour pour fournir des liquidités sur une base temporaire aux négociants principaux de titres du gouvernement du Canada en contrepartie d’obligations non spécifiques du gouvernement du Canada et de bons du Trésor (c.-à-d. de titres admissibles comme garanties sur le marché général des pensions).
Menées couramment, les opérations de prise en pension à un jour sont un élément intégral du cadre opérationnel de la Banque servant à mettre en œuvre la politique monétaire et à renforcer le taux directeur. Suivant l’annonce de janvier, les participants au marché n’ont pas tardé à se demander si le programme de resserrement quantitatif de la Banque – qui fait baisser le niveau des soldes de règlement – ne serait pas la cause des pressions à la hausse subies par le taux CORRA et si la conduite de ces nouvelles opérations pour renforcer le taux directeur était un signe que le programme tirait à sa fin.
Il est particulièrement important de comprendre d’où proviennent les pressions qui s’exercent sur le marché du financement à un jour pour la mise en œuvre de la politique monétaire. Dans la présente étude, nous recensons et analysons les facteurs derrière les récentes pressions à la hausse subies par le taux CORRA. Bien que le resserrement quantitatif ait réduit le niveau des soldes de règlement, nous constatons que les positions acheteur des participants au marché arrivent probablement en tête de liste, suivi par d’autres facteurs structurels. Pour contextualiser ces facteurs, nous présentons tout d’abord un survol des principaux participants au marché canadien des pensions2 et du rôle des opérations de pension sur le marché des obligations.
Qui utilise les opérations de pension?
La section qui suit présente les grands utilisateurs d’opérations de pension sur le marché des titres à revenu fixe du gouvernement du Canada, qui sont semblables à ceux que l’on retrouve sur d’autres grands marchés obligataires.
Les fonds de couverture
Les fonds de couverture se taillent une place grandissante sur le marché des obligations du gouvernement du Canada. Ils emploient une panoplie de stratégies pour tenter de maximiser leurs rendements, l’une des plus populaires étant de spéculer sur le mouvement des taux de rendement ou la forme des courbes (p. ex., stratégies axées sur l’écart de rendement entre les obligations à 2 et 10 ans ou à 10 et 30 ans) en fonction de leurs opinions sur des facteurs macroéconomiques comme les données économiques, la politique monétaire, la politique budgétaire et le risque géopolitique. Certains vont également adopter des stratégies de valeur relative, par exemple, la spéculation sur les substitutions entre obligations d’anciennes émissions de référence et obligations faisant partie de l’émission de référence en cours. De plus, les arbitrages comptant-terme sont devenus une pratique courante et documentée des fonds de couverture sur le marché des titres du Trésor américain. Ce type d’opération sert à tenter de tirer un profit des écarts entre les prix du marché des contrats à terme sur obligations et ceux du marché au comptant3. Les fonds de couverture utilisent généralement le marché des pensions pour financer des positions acheteur (également appelées positions longues, qui, ainsi financées deviennent des positions à effet de levier4) sur obligations ainsi que pour obtenir des titres spécifiques afin de couvrir des positions vendeur (également appelées positions courtes) dans le cadre de leurs stratégies de négociation (figure 1)5.
Négociants principaux de titres du gouvernement du Canada
Les 11 négociants principaux du Canada sont des intermédiaires clés sur le marché des pensions. Comme ils assurent la tenue des marchés sur lesquels sont négociés des titres du gouvernement du Canada, ils détiennent des positions acheteur sur un sous-ensemble d’émissions du gouvernement du Canada tout en détenant des positions vendeur sur un autre. Ces positions ne sont généralement que le résultat de leurs activités de tenue de marché pour le compte de leurs clients (c’est-à-dire qu’elles ne reflètent pas leur propre opinion du marché). Cependant, en pratique, les pupitres de négociation au comptant (plus précisément, ceux qui négocient des obligations) des négociants principaux ont la possibilité d’ajuster leurs stocks pour tenir compte des fluctuations anticipées des taux de rendement, de la forme des courbes (p. ex., aplatissement, accentuation ou papillon) et des valeurs relatives (p. ex., mouvements des obligations qui se négocient au-dessus ou en dessous de la courbe de rendement des titres du gouvernement du Canada). Comme les fonds de couverture, ces pupitres doivent financer leurs positions acheteur et obtenir des obligations spécifiques pour couvrir leurs positions vendeur (figure 2). Ces deux types d’interventions se font principalement sur le marché des pensions et sont la responsabilité du pupitre de pensions de chaque négociant principal.
Fonds de pension
Les gros fonds de pension du Canada sont des utilisateurs avertis du marché des pensions, ayant historiquement fait grand usage de l’effet de levier en finançant leurs importants portefeuilles bêta de titres à revenu fixe au moyen d’opérations de pension menées par l’intermédiaire de négociants principaux. De plus, il arrive souvent que leurs équipes chargées des titres à revenu fixe aient des budgets alpha qu’elles utilisent pour tenter d’obtenir des rendements nettement supérieurs à ceux d’un portefeuille bêta de titres à revenu fixe sous gestion passive. Elles recourent alors à des stratégies semblables à celles des fonds de couverture et au financement offert sur le marché des pensions. Enfin, les fonds de pension se servent des opérations de pension comme un moyen rapide de lever des fonds pour combler tout déficit dans leurs soldes de trésorerie quotidiens et comme moyen de financement provisoire pour faciliter des acquisitions majeures. Comme chez les fonds de couverture et les pupitres de négociation au comptant des négociants principaux, le financement de telles positions se fait généralement par l’intermédiaire des pupitres de pensions des négociants principaux.
Autres
Parmi les autres utilisateurs du marché des pensions figurent les services de trésorerie des banques, les gestionnaires d’actifs et, dans une bien moins grande mesure, les institutions officielles étrangères. Les services de trésorerie des banques peuvent offrir des liquidités à leur pupitre de pensions affilié pour financer les positions acheteur sur obligations de leur pupitre de négociation au comptant et, parfois, fournir des liquidités directement au marché des pensions. Plusieurs de ces services de trésorerie ont indiqué que lorsqu’ils prêtent des fonds à leurs pupitres de pensions respectifs, ils le font généralement au taux CORRA. Quant aux institutions officielles étrangères, elles se montrent peu enclines à prêter certaines de leurs obligations et, lorsqu’elles le font, elles ont tendance à effectuer des opérations de substitution de garanties, où elles prêtent des obligations spécifiques qui se négocient à un taux inférieur au taux général des pensions et empruntent des titres non spécifiques, ce qui leur permet d’obtenir un écart positif.
Pas de marché obligataire sans opérations de pension
Ce sont souvent les opérations sur obligations au comptant, les swaps de taux d’intérêt et les protections contre la volatilité basées sur des obligations ou des swaps qui attirent le plus d’attention sur les grands marchés de titres à revenu fixe. Mais on néglige souvent que leur exécution dépend en grande partie des liquidités apportées par les opérations de pension. Les figures 1 et 2 illustrent la circulation des liquidités et des obligations lorsque les participants au marché (fonds spéculatifs, fonds de pension, négociants principaux et autres) s’en remettent aux opérations de pension pour financer des achats. Ces opérations leur donnent la possibilité d’ouvrir rapidement des positions acheteur ou vendeur sur le marché des obligations, ce qui en accroît la liquidité. Sans un marché des pensions bien huilé, la capacité des négociants principaux à faciliter les opérations de leurs clients serait considérablement réduite6. Généralement parlant, si les pupitres de pensions sont sujets à une demande accrue et suffisamment grande d’opérations de pension dans l’optique de financer de telles positions acheteur, ils finissent par relever les taux qu’ils offrent, poussant ainsi le taux CORRA à la hausse.
Figure 1 : Ouverture de positions acheteur sur obligations par les fonds de couverture et de pension (causant des besoins de liquidités)
Figure 1 : Ouverture de positions acheteur sur obligations par les fonds de couverture et de pension (causant des besoins de liquidités)
Figure 1 : Ouverture de positions acheteur sur obligations par les fonds de couverture et de pension (causant des besoins de liquidités)
Figure 2 : Ouverture de positions acheteur sur obligations par les négociants principaux (causant des besoins de liquidités)
Figure 2 : Ouverture de positions acheteur sur obligations par les négociants principaux (causant des besoins de liquidités)
Figure 2 : Ouverture de positions acheteur sur obligations par les négociants principaux (causant des besoins de liquidités)
Facteurs derrière les récentes pressions à la hausse sur le taux CORRA
Augmentation des positions acheteur sur obligations
Un important facteur ayant contribué aux récentes pressions à la hausse sur le taux CORRA est l’augmentation des positions acheteur sur obligations du gouvernement du Canada financées au moyen d’emprunts accrus sur le marché des pensions. Comme sur d’autres grands marchés obligataires, les rendements sur celui des obligations du gouvernement du Canada ont diminué à la fin de 2023, les participants estimant que le resserrement monétaire mondial avait atteint son terme et que les banques centrales pourraient baisser leurs taux directeurs rapidement et fortement en 2024. Cette réorientation des attentes a rendu un certain nombre de stratégies de négociation attrayantes, dont l’augmentation des positions à effet de levier et les stratégies axées sur l’accentuation de la courbe de rendement. En même temps, on a constaté des signes d’un volume notable d’opérations d’arbitrage comptant-terme (soit l’ouverture de positions acheteur sur obligations et de positions vendeur sur contrats à terme). Cette situation a amené divers types d’investisseurs (p. ex., fonds de couverture et fonds de pension) qui utilisent le marché des pensions pour prendre des positions acheteur, et parfois même pour financer ces positions acheteur, à se procurer des titres du gouvernement du Canada sur toute leur courbe de rendement. Ajoutons que la perspective d’un cycle imminent de baisses de taux a très probablement donné aux pupitres des négociateurs principaux juste assez d’assurance pour augmenter leurs stocks d’obligations (c.-à.-d. à ouvrir plus de positions acheteur) également via le marché des pensions.
La ligne bleue du graphique 1 représente le montant total des cessions en pension, moins l’encours des prises en pension effectuées entre les négociants et tous les types de clients (incluant les pensions de toutes échéances, dont à un jour et à plus d’un jour, du point de vue des négociants principaux). Un montant net positif signifie que les négociants principaux font plus de cessions que de prises en pension pour le compte de leurs clients, c’est-à-dire qu’ils leur achètent plus de titres admissibles et leur prêtent plus de liquidités. Par conséquent, plus la ligne bleue monte, plus les pupitres de pensions fournissent de liquidités aux clients par l’intermédiaire du marché des pensions.
Graphique 1 : La demande accrue de financement par opérations de pension a poussé le taux CORRA à la hausse
À l’approche de la fin de l’exercice financier 2023 des banques canadiennes (le 31 octobre) et de la fin de l’année civile, les pressions de financement habituelles ont fait leur apparition. Suivant la fin de cet exercice financier (et la réunion de novembre, interprétée comme conciliante, du Comité de l’open market de la Réserve fédérale), les pupitres de pensions des négociants principaux ont vu une augmentation des cessions en pension demandées par leurs clients, surtout les fonds de couverture (graphique 2), dont la position nette est passée de vendeur à acheteur. Cet accroissement de la demande de financement sur le marché des pensions a contribué à la hausse du taux des opérations sur ce marché et poussé le taux CORRA à la hausse.
Graphique 2 : Les fonds de couverture étaient à l’origine de la demande accrue de financement par opérations de pension
Dans l’ensemble, l’augmentation d’environ 20 milliards de dollars du financement total de clients par opérations de pension depuis l’automne est principalement attribuable aux fonds de couverture7. Une analyse plus poussée révèle également une hausse significative des positions acheteur sur un panier d’obligations les moins chères à livrer dans le cadre des contrats à terme sur obligations à 2, 5 et 10 ans. Toute cette activité montre très bien à quel point les opérations d’arbitrage comptant-terme sont devenues monnaie courante au Canada8, ce qui a été confirmé, de manière anecdotique, par des discussions que nous avons eues avec des négociants principaux.
Abstraction faite des fonds de couverture, l’augmentation du financement par opérations de pension pour l’ensemble des clients (de 35 milliards de dollars en juillet 2023 à 55 milliards de dollars en octobre 2023) est principalement attribuable aux fonds de pension canadiens (graphique 2). Ces fonds ont probablement saisi l’occasion d’acquérir un plus grand nombre de titres du gouvernement du Canada en 2023 lorsque les rendements ont frôlé ou même dépassé 4 % – un sommet en 10 ans – aux échéances de 10 et 30 ans (graphique 3).
Graphique 3 : Les rendements des titres du gouvernement du Canada ont atteint des sommets jamais vus en 10 ans
Les positions acheteur sur titres du gouvernement du Canada chez les six grandes banques du pays (et donc chez leurs pupitres de négociation au comptant respectifs) ont continué d’augmenter jusqu’à la fin de 2023 (graphique 4). Toutes choses égales par ailleurs, cette situation fait que les pupitres de pensions des négociants principaux reçoivent une plus grande demande pour la vente de titres admissibles [sur le marché général des pensions] afin de lever les liquidités nécessaires à l’ouverture de positions acheteur, ce qui exerce une pression à la hausse sur les taux des opérations de pension et, donc, sur le taux CORRA.
Graphique 4 : L’augmentation de la position acheteur nette des six grandes banques du Canada, possiblement en prévision d’une baisse des taux directeurs dans le monde, a poussé le taux CORRA à la hausse
Plus récemment, les pressions sur le taux CORRA se sont dissipées, probablement en raison 1) du retour de la séance du matin pour l’adjudication des soldes de trésorerie du Receveur général; 2) d’une réduction des attentes du marché relativement aux baisses de taux à venir des banques centrales; et 3) de la diminution notable des besoins des fonds de couverture en matière de financement par voie d’opérations de pension vu les contrats à terme sur obligations arrivés à échéance en mars.
Écart serré des swaps de devises variable-variable
Nos discussions avec les pupitres de pensions donnent à penser que le resserrement de l’écart des swaps de devises variable-variable fondés sur le taux CORRA et le taux SOFR (son équivalent américain) serait un autre facteur de pressions à la hausse sur le taux CORRA. Lorsque les taux d’un marché monétaire étranger et les swaps de devises variable-variable sont attrayants, certains participants au marché ayant des liquidités en dollars canadiens peuvent les prêter, puis emprunter des fonds dans une devise et les investir dans un instrument du marché monétaire étranger en question. Cette pratique draine les liquidités offertes sur le marché canadien des pensions en les déplaçant vers un marché étranger9. Au cours de la récente période de pressions à la hausse sur le taux CORRA, le taux des swaps de devises variable-variable sur les taux CORRA et SOFR sur le segment à court terme de la courbe a rendu ce type d’opération attrayant pour les participants au marché ayant des liquidités en dollars canadiens (graphique 5). À titre d’exemple, au Canada, une pratique courante parmi les fonds de pension et les services de trésorerie de banques est de prêter des dollars canadiens, d’emprunter des yens au moyen de swaps de devises variable-variable et d’acheter des bons du Trésor japonais à court terme. Par exemple, si on utilise les taux du marché à la mi-février 2024, une telle opération avec un bon du Trésor japonais à 1 mois produirait un rendement d’environ 5,18 % en dollars canadiens, soit 22 points de base de plus qu’un bon du Trésor du gouvernement du Canada à 1 mois et 23 points de base de plus qu’une opération de pension de 1 mois sur le marché général des pensions en dollars canadiens. L’ampleur du recours à ces types d’opérations nécessite une analyse approfondie, quoique plusieurs participants au marché aient souligné qu’elle n’était pas négligeable.
Graphique 5 : L’écart des swaps de devises variable-variable fondés sur les taux CORRA et SOFR s’est resserré depuis l’automne 2023
Autres facteurs
En plus des positions acheteur sur obligations et du resserrement de l’écart des swaps de devises variable-variable, d’autres facteurs sont probablement intervenus, mais leur importance est moins évidente. Il s’agirait vraisemblablement d’effets secondaires.
Distribution concentrée des fournisseurs de liquidités
Malgré l’excédent de soldes de règlement dans l’ensemble du système, la rareté des liquidités et les pressions connexes pourraient être causées par des problèmes de distribution. Sur le marché général des pensions à un jour, les prêteurs de liquidités sont concentrés en un petit sous-ensemble de négociants principaux et de services de trésorerie de banques (graphique 6). De plus, la proportion globale des soldes de règlement des participants à Lynx est elle aussi restée concentrée et relativement stable (graphique 7).
À la lumière des récentes pressions, certains participants au marché se sont demandé si le resserrement quantitatif pourrait se poursuivre aussi longtemps que prévu ou s’il devrait prendre fin plus tôt. Certains observateurs ont suggéré que le niveau des soldes de règlement soit entre 70 et 100 milliards de dollars dans un état stationnaire, sur la base de quelques-unes de leurs estimations. Cependant, il n’y a pas de consensus parmi les acteurs du marché, d’autres étant généralement d’accord avec la fourchette estimée par la Banque10. Les participants à Lynx ayant répondu à une enquête menée au début de 2024 sont d’avis que la fourchette de 20 à 60 milliards de dollars demeure appropriée et réaliste. Ils étaient également d’avis que la Banque pourrait devoir maintenir les soldes de règlement à un niveau près de la limite supérieure de cette fourchette11. Quoi qu’il en soit, à mesure que le programme de resserrement quantitatif se poursuivra, les titres du gouvernement du Canada détenus par la Banque vont diminuer. Toutes choses égales par ailleurs, cela fera baisser le niveau des soldes de règlement dans le système, et par voie de conséquence accentuera la pression pour les redistribuer parmi les participants.
Graphique 6 : Deux négociants principaux fournissent la majorité des liquidités sur le marché général des pensions à un jour
Graphique 7 : Les soldes de règlement des trois principaux participants à Lynx sont restés stables
Persistance des valeurs passées du taux CORRA
Habituellement, les négociants arriment leur taux de financement de la journée (T) sur le taux CORRA publié le plus récent (basé sur les opérations à T-1), ce qui crée un effet de persistance. C’est parce que les services de trésorerie et les clients (deux des trois principales sources de financement des pupitres de pensions) utilisent le taux CORRA publié le matin même comme indication du coût de financement courant, et certains services de trésorerie l’emploient aussi pour fixer le taux de leurs transferts à leur pupitre de pensions interne (selon la relation qu’ils entretiennent). Et pour les clients, le taux CORRA sert d’indice de référence transparent pour leurs opérations avec les négociants. Certains ont d’ailleurs des ententes informelles avec des négociants pour leur prêter des fonds au taux CORRA de la veille. Ainsi, quand le taux CORRA publié le matin est plus élevé que la veille (en raison d’un grand déséquilibre entre l’offre et la demande le jour d’avant), les négociants peuvent être moins enclins à abaisser leurs taux de financement au début de la journée, lesquels restent donc plus élevés le reste de la journée, toutes choses égales par ailleurs. Cette accentuation des taux est difficile à défaire sans qu’il y ait une baisse marquée et vraisemblablement relativement persistante des besoins de financement à l’échelle du marché.
Efficience sur le plan de la gestion de bilan
Les opérations entre négociants principaux sur le marché interbancaire des pensions font l’objet d’une compensation centralisée, assurée par la Corporation canadienne de compensation de produits dérivés (CDCC). L’un des principaux avantages de la compensation centralisée pour les négociants individuels est l’allégement de leur bilan du fait qu’elle leur permet de compenser leurs expositions qui se neutralisent12. Autrement dit, si le solde net de deux positions en sens inverse (une cession et une prise en pension) compensées par la CDCC arrive à zéro, la taille du bilan du négociant principal ne bouge pas. Dans cet exemple, ce dernier n’aurait donc pas à verser à son pupitre de négociation au comptant de frais découlant de l’augmentation de son bilan. Cette utilisation efficace du bilan est avantageuse au quotidien et peut être particulièrement cruciale quand viennent les moments de communiquer l’information financière (rapports trimestriels et annuels). Ainsi, les avantages de la compensation incitent certains participants à se financer sur le marché interbancaire, même si cela peut leur coûter plus cher que d’autres sources de financement (par exemple, auprès de participants du côté acheteur cherchant à prêter des fonds), ce qui exerce des pressions à la hausse sur le taux CORRA. De plus, l’adoption limitée des services de compensation centralisée par les intervenants du côté acheteur au Canada exacerbe la situation.
Répercussions de la réglementation bancaire
Bien qu’elles favorisent la stabilité financière dans son ensemble, certaines réglementations bancaires mises en place dans le monde après la crise financière de 2008-2009, y compris au Canada, sont susceptibles d’entraîner une baisse relative de la liquidité et une volatilité accrue des taux sur le marché des pensions. En effet, ces réglementations peuvent faire augmenter les coûts et, jusqu’à un certain point, limiter la capacité des banques à procéder à des transformations de liquidités ou d’échéances.
Conclusion
Nous constatons que l’augmentation des positions acheteur sur obligations financées au moyen d’opérations de pension était le principal facteur derrière les récentes pressions à la hausse subies par le taux CORRA. Cependant, nous relevons plusieurs autres facteurs concomitants qui, à divers degrés, ont agi en arrière-plan, certains étant rattachés aux marchés en tant que tels et d’autres étant davantage de nature structurelle. En parallèle, la poursuite du programme de resserrement quantitatif fait que les titres arrivés à échéance au bilan de la Banque du Canada ne sont pas remplacés, exerçant des pressions à la baisse sur les soldes de règlement.
Notes
- 1. Les opérations de pension sont essentielles au fonctionnement des grands marchés obligataires. Dans ces opérations, un emprunteur vend un titre admissible à un prêteur de liquidités avec l’obligation de le lui racheter à une date ultérieure. Le prix demandé correspond au taux des opérations de pension, qui est concrètement le taux de prêt (ou d’emprunt) du volet « espèces » de l’opération en question. Les opérations de pension sont le principal outil de financement dont disposent les participants au marché pour prendre facilement des positions acheteur ou vendeur sur des titres du gouvernement du Canada, par exemple, soutenant ainsi la liquidité et la tenue des marchés.[←]
- 2. Pour en apprendre davantage sur les marchés canadiens des pensions, voir C. Garriott et K. Gray, « Canadian Repo Market Ecology », document d’analyse du personnel de la Banque du Canada 2016-8 (mars 2016).[←]
- 3. Pour en savoir plus, voir F. Avalos et V. Sushko, « Box A: Margin leverage and vulnerabilities in US Treasury futures », BIS Quarterly Review, Banque des Règlements Internationaux (septembre 2023); et D. Barth, R. Jay Kahn et R. Mann, « Recent Developments in Hedge Funds’ Treasury Futures and Repo Positions: is the Basis Trade ‘Back’? », FEDS Notes, Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale (30 août 2023).[←]
- 4. Une position à effet de levier sur obligations implique l’achat d’une obligation, laquelle est ensuite cédée en pension en échange de liquidités qui seront utilisées pour financer l’achat initial de l’obligation.[←]
- 5. Un négociant ouvre une position acheteur sur un titre (c’est-à-dire qu’il l’achète) lorsqu’il s’attend à ce que celui-ci prenne de la valeur. À l’inverse, un négociant peut vendre un titre (qu’il n’a généralement pas en sa possession) lorsqu’il s’attend à ce que celui-ci perde de la valeur. Il ouvre alors une position vendeur.[←]
- 6. Pour en savoir plus, voir J. Fontaine, J. Selody et C. Wilkins (2009) « Vers une résilience accrue des marchés de financement essentiels », Revue du système financier de la Banque du Canada (décembre 2009) : 49-55.[←]
- 7. Pour en savoir plus, voir J. Sandhu et R. Vala, « Les fonds de couverture soutiennent-ils la liquidité du marché des obligations du gouvernement du Canada? », note analytique du personnel 2023-11 de la Banque du Canada (août 2023).[←]
- 8. Ibid.[←]
- 9. Il est alors moins probable que les liquidités en dollars canadiens en question se retrouvent sur le marché canadien des pensions, étant donné que le pupitre de négociation des swaps de devises variable-variable chercherait plutôt à vendre ses dollars canadiens sur le marché des swaps de devises variable-variable ou le marché des changes.[←]
- 10. Pour en savoir plus, voir N. Bulusu, M. McNeely, K. McRae et J. Witmer, « Estimating the Appropriate Quantity of Settlement Balances in a Floor System », document d’analyse du personnel 2023-26 de la Banque du Canada (octobre 2023); et T. Gravelle, « Les programmes d’octroi de liquidités aux marchés de la Banque du Canada : les leçons de la pandémie », discours prononcé à la Conférence sur les services financiers de la Banque Nationale, Montréal (Québec), 29 mars 2023.[←]
- 11. Les participants à Lynx ont mentionné, comme dans des enquêtes précédentes, la nécessité de réserves suffisantes de soldes de règlement pour éviter d’être en position débitrice à la fin de chaque cycle de paiement. Ils ont également souligné que les soldes de règlement jouent un rôle important dans leurs portefeuilles d’actifs liquides de qualité.[←]
- 12. Pour en apprendre davantage, voir J. Z. Chen, J. Chen, S. Ghosh, M. Pandey et A. Walton, « Élargir la compensation centrale sur le marché canadien des titres à revenu fixe : avantages potentiels de la compensation des positions du bilan », note analytique du personnel 2022-8 de la Banque du Canada (juin 2022).[←]
Remerciements
Nous tenons à remercier Mark de Guzman pour son accompagnement et sa rétroaction indispensables, et tout particulièrement le sous-gouverneur Toni Gravelle pour ses précieux commentaires. Merci également à Danny Auger, Sharaf Ahsan, Michael Mueller, Adrian Walton, Rishi Vala, Jabir Sandhu et Malcolm Fisher, qui nous ont fait part de points de vue et observations fort valables, ainsi qu’à Philippe Muller, pour l’excellent travail de révision du français. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs et ne traduisent pas le point de vue officiel de la Banque du Canada.
Avis d’exonération de responsabilité
Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.
DOI : https://doi.org/10.34989/san-2024-4