Introduction
Dans les grandes agglomérations, les prix des logements ont tendance à être plus élevés au centre-ville et à diminuer plus on s’en éloigne. C’est ce qu’on appelle la « théorie de la rente foncière », introduite par l’économiste américain William Alonso en 1964 et fondée sur les principes suivants :
- Les terrains sont rares dans les centres-villes.
- La possibilité d’une forte circulation piétonnière implique que les détaillants sont prêts à offrir de grosses sommes pour louer un local.
C’est pour ces raisons que les terrains plus près des centres-villes tendent à être plus dispendieux. Mais au-delà de ces considérations théoriques sur l’utilisation du sol, la vie en centre-ville est souvent caractérisée par :
- des déplacements plus courts
- un accès facile au transport en commun et aux services1
Ces avantages peuvent aussi contribuer à ce qu’on appelle la prime de proximité, soit le coût supplémentaire généralement associé aux logements situés près des centres-villes.
Cette tendance pourrait toutefois avoir changé durant la pandémie de COVID‑19. L’adoption du télétravail dans de nombreux secteurs de l’économie a rendu moins avantageux de vivre près de son lieu de travail. En effet, beaucoup d’entreprises de services habituellement fréquentées par les résidents des centres-villes – tels que les restaurants, les salons d’esthétique et les centres de conditionnement physique – ont été fermées à divers moments durant la pandémie. De plus, entre le travail ou les études à domicile et les restrictions sanitaires, les Canadiens ont passé plus de temps chez eux que jamais auparavant. Le désir d’avoir plus d’espace pourrait en avoir incité bon nombre à chercher une propriété en banlieue, où les terrains et les logements sont en général plus grands et plus abordables.
Pour évaluer dans quelle mesure le coût des propriétés résidentielles a changé durant la pandémie en fonction de leur emplacement, nous comparons le prix des logements vendus au Canada en prenant en compte la distance par rapport au centre de la grande ville la plus près, tout en contrôlant diverses caractéristiques des quartiers. À cet égard, nous ne cherchons pas à expliquer la hausse globale des prix des logements durant la pandémie, mais plutôt à comparer l’évolution des prix relatifs entre différents emplacements. Nous constatons ce qui suit :
- Comme le prévoit la théorie de la rente foncière, les logements ont tendance à être plus abordables plus ils sont loin du centre-ville.
- Avant la pandémie, l’écart de prix entre les banlieues et les centres-villes diminuait lentement mais sûrement.
- Cet écart s’est resserré plus rapidement durant la pandémie, ce qui concorde avec le fait que les gens se sont mis à privilégier des logements plus spacieux.
- Si ce changement de préférence est temporaire, les prix des logements en banlieue pourraient subir des pressions à la baisse. Ce serait particulièrement le cas si la construction en périphérie augmentait considérablement en prévision d’une hausse continue de la demande locale.
Données
Pour analyser la relation entre prix et proximité du centre-ville, nous utilisons les données de registres fonciers compilées par Teranet et la Banque Nationale2. Ces données comprennent les transactions pour tous les types de logements, qu’il s’agisse de maisons unifamiliales ou multifamiliales. Pour chaque région de tri d’acheminement (RTA) au Canada, Teranet et la Banque Nationale calculent le prix moyen des logements vendus au cours d’un trimestre donné3, 4.
Afin de localiser ces RTA par rapport aux centres-villes, nous calculons la distance moyenne qui les sépare du centre de la région métropolitaine de recensement (RMR) la plus près parmi les 15 principales au pays5 :
- St. John’s
- Halifax
- Moncton
- Saint John
- Québec
- Montréal
- Ottawa
- Toronto
- Winnipeg
- Saskatoon
- Regina
- Edmonton
- Calgary
- Vancouver
- Victoria
Durant la pandémie, les prix des logements ont fortement augmenté dans la plupart des quartiers. Mais cette croissance était plus prononcée en banlieue (graphique 1 et figure 1).
Graphique 1 : Les prix des logements ont augmenté davantage en banlieue qu’en centre-ville
Sources : Teranet, Banque Nationale et calculs de la Banque du CanadaDernière observation : 2021
a. Région de Toronto
b. Région de Montréal
Sources : Teranet, Banque Nationale et calculs de la Banque du CanadaDernière observation : 2021
Estimations
Pour évaluer dans quelle mesure la prime de proximité a changé au fil du temps, nous estimons l’équation suivante pour chaque trimestre entre 2014 et 20216 :
\(\displaystyle{\log\,(prix}_{i,t})\) \(\displaystyle=\,\alpha_{j,t}RMR_i\) \(\displaystyle+\,\beta_t\log{\left(1+distance_i\right)}\) \(\displaystyle+\,\gamma_tX_i\) \(\displaystyle+\,e_{i,t}\) \(\displaystyle,\)
où :
- \(i\) représente chaque RTA (995 au total)
- \(j\) représente chaque grande RMR (15 au total)
- \(t\) représente chaque trimestre entre 2014 et 2021
- \(prix_{i,t}\) est le prix moyen des logements vendus chaque trimestre dans chaque RTA
- \(RMR_i\) est une variable nominale pour la grande RMR la plus près de chaque RTA7
- \(distance_i\) est la distance de chaque RTA par rapport au centre-ville de la RMR la plus près (en kilomètres)
- \(X_i\) représente les variables de contrôle de chaque RTA
- \(e_{i,t}\) est le terme d’erreur de chaque RTA pour chaque trimestre
Comme nous cherchons particulièrement à mesurer comment la distance par rapport au centre-ville influe sur les prix des logements, nous nous limitons aux RTA situées dans un rayon de 80 kilomètres du centre des grandes RMR de notre étude8.
Les variables de contrôle que nous utilisons diffèrent d’une RTA à l’autre, mais coïncident avec les valeurs figurant dans le Recensement de 2016. Elles comprennent9 :
- les données sur le revenu après impôts10
- l’âge moyen de la population
- la proportion d’immigrants au sein de la population
- la proportion de logements en copropriété
- la proportion de logements étant :
- des appartements dans des immeubles de cinq étages ou plus
- des maisons individuelles
- la proportion de propriétaires détenant un prêt hypothécaire
La mesure qui nous intéresse dans la présente étude est \(\beta_t\,\), souvent appelée le gradient de rente foncière. Elle représente l’effet marginal de la distance par rapport au centre-ville sur les prix des logements. Selon toute attente, cette mesure devrait être négative, indiquant que le prix des propriétés résidentielles a tendance à diminuer plus on s’éloigne du centre-ville.
Résultats
Le graphique 2 montre que la valeur estimée du gradient de rente foncière est négative, comme prévu, mais que la valeur absolue baisse tout au long de la période. Cela donne à penser que la prime de proximité a diminué au fil du temps11. Toutefois, ce resserrement de l’écart de prix entre banlieues et centres-villes semble s’être accentué davantage durant la pandémie.
Graphique 2 : Le resserrement de l’écart entre les prix des logements en banlieue et en centre-ville s’est accentué durant la pandémie
Sources : Teranet, Banque Nationale et calculs de la Banque du CanadaDernière observation : 2021T4
Le graphique 3 présente les économies moyennes estimées sur l’achat d’un logement à chaque kilomètre d’éloignement par rapport au centre-ville le plus près (kilomètre zéro). Par exemple, en 2016, les logements dans un quartier situé à 50 kilomètres d’un centre-ville, mais présentant des caractéristiques semblables, se vendaient en général 33 % moins cher que ceux en plein centre-ville. En 2019, ce pourcentage est passé à 26 %. En 2021, si l’écart avait continué de se resserrer au rythme d’avant la pandémie, il aurait été de 21 %. Toutefois, compte tenu de la situation engendrée par la pandémie, les estimations le chiffrent à seulement 10 % environ.
Graphique 3 : La prime de proximité a diminué de façon considérable durant la pandémie
Sources : Teranet, Banque Nationale et calculs de la Banque du CanadaDernière observation : 2021
Conclusion
Nous analysons comment l’emplacement des logements au Canada a une incidence sur leur valeur marchande. Nous constatons que, comme le prévoit la théorie de la rente foncière, les logements situés en banlieue ont tendance à être moins chers que ceux dans des quartiers comparables situés en centre-ville. Durant la pandémie, cet écart de prix s’est rétréci de façon considérable. Ce resserrement accéléré s’explique par le fait que les gens privilégient des logements plus spacieux depuis le début de la pandémie. Il peut aussi refléter la nécessité pour certains ménages, en particulier les accédants à la propriété, de s’éloigner du centre-ville pour être capables d’acheter à un moment où les prix des propriétés ont atteint des sommets inégalés.
En comprenant mieux les raisons pour lesquelles l’écart entre les prix en banlieue et en centre-ville se réduit plus rapidement, nous pourrions aussi mieux cerner les risques auxquels le marché du logement et l’économie sont confrontés alors que la pandémie s’estompe. D’une part, si la hausse de la demande de logements en banlieue durant la pandémie se traduit par un changement de préférence durable, la réduction observée de la prime de proximité pourrait devenir permanente. D’autre part, si ce changement de préférence est temporaire, la prime de proximité pourrait revenir en partie à son niveau d’avant la pandémie. Un tel mouvement des prix relatifs pourrait être particulièrement problématique si l’offre de logements en banlieue augmentait fortement en prévision d’une hausse continue de la demande locale12.
Notes
- 1. Selon les résultats d’un sondage mené par la Ville de Toronto en 2011 auprès d’un peu moins de 34 000 ménages habitant au centre-ville et en banlieue (Scarborough, North York, Etobicoke et Yonge-Eglinton), les quatre principales raisons motivant le choix de vivre au centre-ville sont la proximité du lieu de travail, l’accès au transport en commun, l’accès aux boutiques, commerces et marchés, et la possibilité de se déplacer à pied.[←]
- 2. Pour vérifier la fiabilité des résultats, nous prenons aussi en compte le prix indiqué par les institutions financières à l’émission d’un nouveau prêt hypothécaire. Les résultats de nos estimations et nos conclusions sont semblables.[←]
- 3. Teranet et la Banque Nationale utilisent ces prix pour établir leur indice des prix des maisons.[←]
- 4. Une région de tri d’acheminement est une unité géographique désignée par les trois premiers caractères de son code postal. Le Recensement de 2016 en dénombrait 1 620.[←]
- 5. Les RTA sont représentées géographiquement par le point central d’une région, tandis que le centre-ville de chaque RMR est représenté par l’emplacement de son hôtel de ville. Nous calculons la distance à vol d’oiseau (et non la distance en voiture) en kilomètres.[←]
- 6. Cet exercice est semblable à celui effectué par Gupta et autres (2021) pour les grandes villes américaines. Ces auteurs estiment une régression sur données de panel où ils limitent la variation des prix relatifs dans le temps pour qu’elle reflète seulement la distance par rapport au centre-ville. Dans notre exercice, en estimant l’équation 32 fois (une estimation par trimestre), nous permettons aux coefficients estimés pour toutes les caractéristiques des quartiers, dont la distance, de varier au fil du temps. Nos résultats demeurent sensiblement les mêmes sur le plan qualitatif lorsque nous appliquons la méthode de Gupta et autres aux données canadiennes.[←]
- 7. La variable de la RMR pourrait tenir compte des différences concernant l’élasticité de l’offre ou d’autres facteurs d’offre entre les divers centres-villes du pays. Cependant, cette variable ne prend pas en compte les différences d’offre dans chaque sous-secteur d’une RMR donnée.[←]
- 8. Le niveau d’urbanisation dans le rayon de 80 kilomètres peut varier d’une RMR à l’autre. Les résultats clés sont semblables, que nous fixions la distance du rayon à 60 ou à 100 kilomètres.[←]
- 9. Nous prenons en compte d’autres variables de contrôle, mais elles ne sont pas statistiquement significatives. Elles comprennent notamment (toutes fixées à leur valeur du Recensement de 2016) la proportion de la population vivant seule, la proportion de travailleurs dont le trajet domicile-lieu de travail est de plus de 45 minutes, la densité de la population au kilomètre carré, le taux d’emploi, la proportion de personnes à faible revenu, la proportion de locataires, le nombre moyen de pièces par logement, si la RTA est considérée comme une zone rurale (le deuxième caractère du code de la RTA est un 0), et la proportion de travailleurs dont les emplois sont propices au télétravail (d’après la méthode de Dingel et Neiman, 2020).[←]
- 10. Pour évaluer la fiabilité de nos résultats, nous estimons l’équation avec le revenu moyen pour être admissible à un prêt hypothécaire indiqué par les institutions financières à l’émission d’un nouveau prêt hypothécaire (ce revenu varie au fil de temps). Les résultats se sont avérés semblables.[←]
- 11. L’estimation de l’équation sans les variables de contrôle propres à chaque RTA donne un gradient de rente foncière estimé qui est de 1,5 à 2 fois plus négatif. Cela signifie qu’environ 40 % à 50 % de la prime de proximité peut être attribuée aux caractéristiques des quartiers.[←]
- 12. Pour une analyse de l’élasticité de l’offre de logements dans les villes canadiennes, voir Paixão, 2021.[←]
Bibliographie
- Alonso, W. (1964). Location and Land Use: Toward a General Theory of Land Rent, Cambridge, Harvard University Press.
- Dingel, J. I., et B. Neiman (2020). How Many Jobs Can Be Done at Home?, document de travail 26948, National Bureau of Economic Research.
- Gupta A., V. Mittal, J. Peeters et S. van Nieuwerburgh (2021). « Flattening the Curve: Pandemic-Induced Revaluation of Urban Real Estate », Journal of Financial Economics.
- Paixão, N. (2021). Canadian Housing Supply Elasticities, note analytique du personnel 2021-21, Banque du Canada.
Avis d’exonération de responsabilité
Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.
DOI : https://doi.org/10.34989/san-2022-7