Introduction
La dette élevée des ménages est depuis longtemps une vulnérabilité pour le système financier canadien. Comme la hausse de la dette des ménages au Canada est en grande partie attribuable à la dette hypothécaire, la Banque du Canada surveille étroitement les caractéristiques des nouveaux prêts hypothécaires.
Les ménages détenant de gros prêts hypothécaires par rapport à leur revenu ou à la valeur de leur propriété peuvent éprouver des difficultés face à des perturbations financières, telles qu’une chute de revenu ou du prix des maisons. Toutefois, cette hypothèse n’a pas été vérifiée, en raison entre autres du peu de données disponibles, mais aussi de la rareté des épisodes de tensions financières au Canada.
Dans la présente note, nous utilisons un nouvel ensemble de données pour étudier le lien entre les caractéristiques des nouveaux prêts hypothécaires et la probabilité que les emprunteurs vivent des tensions financières. Lorsque de nombreux ménages rencontrent simultanément des difficultés pour payer leurs dettes, cela peut avoir des effets négatifs graves sur le système financier et l’économie réelle. Il est donc primordial de mieux comprendre les caractéristiques les plus fréquemment associées aux tensions financières, pour ainsi aider la Banque à mieux centrer sa surveillance des vulnérabilités financières des ménages.
La chute des prix du pétrole comme événement déclencheur de tensions financières chez les emprunteurs
L’effondrement des prix du pétrole en 2014 représente une occasion unique d’étudier la façon dont les ménages ont continué à rembourser leurs dettes alors qu’un scénario défavorable se déroulait. Cet événement a provoqué un ralentissement économique dans les régions de l’Alberta, de la Saskatchewan et de Terre-Neuve-et-Labrador, où le secteur de l’énergie est très présent. Le bas niveau des prix du pétrole y a entraîné une diminution du revenu des ménages ainsi qu’un fort recul de l’activité sur les marchés du logement, comme en témoignent les prix des maisons restés inférieurs à leurs sommets longtemps après.
Les répercussions financières de la chute des prix du pétrole s’observent dans la diminution de la capacité de certains ménages à assurer le service de leur dette dans les régions grandes productrices d’énergie. En effet, la proportion de débiteurs en retard de paiement dans ces provinces a commencé à augmenter en 2015 et est demeurée élevée les années suivantes comparativement au reste du Canada (graphique 1).
Graphique 1 : Le pourcentage de débiteurs en retard de paiement dans les régions grandes productrices d’énergie reste élevé après le choc des prix du pétrole
Sources : TransUnion et calculs de la Banque du Canada
Suivre les tensions financières des emprunteurs
La Banque surveille généralement la qualité des nouveaux prêts hypothécaires à partir de microdonnées provenant des relevés réglementaires des prêteurs sous réglementation fédérale. Ces données donnent un bon aperçu de la situation financière des emprunteurs lorsqu’ils contractent un prêt hypothécaire. Elles peuvent comprendre, par exemple, le montant de la mise de fonds ou la taille du prêt comparativement au revenu.
En combinant les données sur ces nouveaux prêts hypothécaires avec celles des agences d’évaluation du crédit, nous pouvons voir si les emprunteurs ont respecté leur calendrier de remboursement de dettes1. Plus précisément, nous analysons la façon dont chaque ménage ayant obtenu un prêt hypothécaire dans les régions grandes productrices d’énergie au cours de la période 2014‑2017 a acquitté ses versements les trois premières années.
Nous entendons par tensions financières le fait d’accuser du retard pendant au moins 60 jours dans le remboursement de tout produit de crédit à n’importe quel moment dans les trois années suivant la souscription d’un prêt hypothécaire. Ces produits comprennent les prêts hypothécaires, les cartes de crédit, les prêts et les lignes de crédit. Comme les prêts hypothécaires sont en général laissés en souffrance en dernier, les défauts de paiement sur d’autres types de dettes peuvent être des signes précurseurs de détresse financière.
Prédire les tensions financières chez les emprunteurs
Nous prenons en compte les caractéristiques des prêts hypothécaires qui signalent la solvabilité des emprunteurs et la qualité de la propriété au moment de la souscription. Les principaux indicateurs qui nous sont utiles sont ceux que la Banque suit régulièrement pour mesurer l’évolution des vulnérabilités associées à l’endettement des ménages :
- le rapport prêt-valeur (RPV), mesure reliée à la mise de fonds;
- le ratio prêt-revenu (RPR), mesure de l’abordabilité initiale.
Nous complétons cette liste avec les éléments suivants :
- caractéristiques et indicateurs de solvabilité des emprunteurs – âge, cote de crédit, part du revenu consacrée au service de la dette à la consommation;
- modalités des prêts hypothécaires – taux d’intérêt, type de prêt, terme du prêt, période d’amortissement (nous utilisons une variable nominale correspondant à une période de 30 ans), but du prêt (achat ou refinancement);
- variables de contrôle des effets fixes – prêteur, province, mois et année de souscription du prêt hypothécaire.
Nous analysons les prêts hypothécaires assurés et non assurés séparément étant donné qu’ils constituent deux segments distincts du marché hypothécaire :
- Les prêts hypothécaires assurés permettent aux ménages d’emprunter un montant pouvant atteindre 95 % de la valeur de la propriété. Pour y être admissibles, les ménages doivent respecter des critères explicites concernant leur capacité à assurer le service de leur dette. Il convient aussi de noter que les emprunteurs ayant une assurance prêt hypothécaire n’ont généralement pas un avoir propre foncier suffisant pour un refinancement.
- Les prêts hypothécaires non assurés, dont le RPV est de 80 % ou moins, sont assujettis à des règles d’approbation un peu plus souples, en fonction du risque que les prêteurs individuels sont prêts à prendre2.
Dans l’ensemble, 14 % des emprunteurs assurés et 10 % de ceux non assurés dans les régions où le secteur de l’énergie est très présent ont vécu des tensions financières pendant la période de trois ans visée par notre étude (tableau 1). En général, ces emprunteurs avaient un prêt assorti d’un RPV légèrement plus élevé et une cote de crédit plus basse que ceux qui n’avaient pas éprouvé ce type de difficultés financières, tant sur le marché des prêts assurés que sur celui des prêts non assurés.
Tableau 1 : Sélection de statistiques sommaires sur les nouveaux prêts hypothécaires dans les régions grandes productrices d’énergie
Emprunteurs hypothécaires assurés | Emprunteurs hypothécaires non assurés | Ayant vécu des tensions financières | N’ayant pas vécu de tensions financières | Ayant vécu des tensions financières | N’ayant pas vécu de tensions financières |
---|---|---|---|---|
Nombre d’observations (pourcentage des emprunteurs assurés et non assurés) | 12 206 (14) |
73 808 (86) |
16 105 (10) |
138 970 (90) |
Rapport prêt-valeur moyen (%) | 96,3 | 95,8 | 68,2 | 66,4 |
Ratio prêt-revenu moyen (%) | 327 | 342 | 276 | 272 |
Taux hypothécaire moyen (%) | 2,79 | 2,73 | 2,72 | 2,66 |
Cote de crédit moyenne | 693 | 719 | 712 | 755 |
Période d’amortissement moyenne (nombre d’années) | 25,0 | 25,0 | 27,5 | 27,4 |
Nota : On entend par tensions financières le fait d’accuser du retard pendant au moins 60 jours dans le remboursement de tout produit de crédit à n’importe quel moment dans les trois années suivant la souscription d’un prêt hypothécaire. Dans le cas des prêts hypothécaires assurés, le rapport prêt-valeur moyen est supérieur à 95 % du fait que le numérateur inclut la prime d’assurance.
Sources : TransUnion, relevés réglementaires soumis par les banques canadiennes et calculs de la Banque du Canada
Résultats de l’analyse de régression
Pour cibler plus rigoureusement les caractéristiques des prêts hypothécaires qui prédisent le mieux les tensions financières, nous estimons un modèle probit dans lequel nous faisons la régression d’un indicateur binaire des tensions financières (telles que définies plus haut) par rapport à diverses caractéristiques. Les résultats des estimations visant les emprunteurs hypothécaires assurés et non assurés sont présentés au tableau 2. Dans l’ensemble, le modèle fait bien ressortir les facteurs qui expliquent la part de prêts en souffrance.
Nous constatons que, sur le plan économique, le RPV est le meilleur prédicteur de tensions financières dans les trois années suivant la souscription du prêt :
- Du côté des emprunteurs hypothécaires assurés, ceux ayant un prêt à RPV de 95 % sont plus susceptibles – d’après un écart de 2,9 points de pourcentage – de vivre des tensions financières que ceux ayant un prêt à RPV supérieur à 80 % mais inférieur à 95 %3.
- Et du côté des emprunteurs hypothécaires non assurés, ceux ayant un prêt à RPV supérieur à 65 % mais inférieur ou égal à 80 % sont plus susceptibles – d’après un écart de 1,8 point de pourcentage – de vivre des tensions financières que ceux ayant un prêt à RPV de 65 % et moins.
L’importance du RPV ressort également dans la probabilité de tensions financières prédite par notre analyse de régression pour cette même période de trois ans (graphique 2).
Tableau 2 : Effets marginaux moyens de diverses caractéristiques sur la probabilité de tensions financières
Emprunteurs hypothécaires assurés | Emprunteurs hypothécaires non assurés | |
Rapport prêt-valeur de 65 % et moins | Groupe de référence | |
Rapport prêt-valeur supérieur à 65 % mais inférieur ou égal à 80 % | 1,82*** | |
Rapport prêt-valeur supérieur à 80 % mais inférieur à 95 % | Groupe de référence | |
Rapport prêt-valeur de 95 % | 2,89*** | |
Ratio prêt-revenu | -0,07 | 0,13** |
Part du revenu consacrée au service de la dette à la consommation | 0,22*** | 0,06*** |
Taux hypothécaire | 4,64*** | 2,04*** |
Cote de crédit | -1,51*** | -1,78*** |
Période d’amortissement = 30 ans (variable nominale) | 0,97*** | |
Âge de l’emprunteur | 0,19*** | 0,07*** |
Variable nominale de refinancement | 4,30*** | |
Type et terme du prêt hypothécaire | Oui | Oui |
Année et mois de souscription du prêt hypothécaire | Oui | Oui |
Prêteur | Oui | Oui |
Province | Oui | Oui |
Nombre d’observations | 86 014 | 155 075 |
* valeur p inférieure à 0,10; ** valeur p inférieure à 0,05; *** valeur p inférieure à 0,01
Nota : Les chiffres du tableau sont multipliés par 100 pour que les variations des variables dépendantes puissent être exprimées en points de pourcentage.
On entend par tensions financières le fait d’accuser du retard pendant au moins 60 jours dans le remboursement de tout produit de crédit à n’importe quel moment dans les trois années suivant la souscription d’un prêt hypothécaire.
Sources : TransUnion, relevés réglementaires soumis par les banques canadiennes et calculs de la Banque du Canada
Graphique 2 : Un rapport prêt-valeur élevé est associé à une probabilité accrue de tensions financières dans l’avenir
Nota : On entend par tensions financières le fait d’accuser du retard pendant au moins 60 jours dans le remboursement de tout produit de crédit à n’importe quel moment dans les trois années suivant la souscription d’un prêt hypothécaire.
Sources : TransUnion, relevés réglementaires soumis par les banques canadiennes et calculs de la Banque du Canada
La possibilité d’emprunter sur la valeur nette de son habitation permet de pallier plus facilement les pertes de revenu, soit en refinançant son prêt hypothécaire ou en obtenant une marge de crédit hypothécaire. Bon nombre des emprunteurs de notre échantillon n’avaient pas versé une mise de fonds suffisante pour avoir de telles options au début du terme de leur prêt hypothécaire4. De plus, la baisse des prix des maisons survenue après la chute des prix du pétrole a ralenti l’accumulation de l’avoir propre foncier, même alors que les emprunteurs faisaient leurs versements hypothécaires.
Penchons-nous maintenant sur le RPR, qui nous sert de mesure de l’abordabilité initiale. Nous constatons qu’il a un effet statistiquement significatif sur la probabilité que les emprunteurs hypothécaires non assurés subissent des tensions financières. En effet, une augmentation de 100 points de pourcentage de ce ratio est associée à une hausse de 0,13 point de pourcentage de la probabilité de vivre des tensions financières 5, 6.
Toutefois, le RPR ne semble pas significatif dans le cas des emprunteurs hypothécaires assurés. L’une des explications possibles se rattache à la forte incidence du RPV : bien que beaucoup d’emprunteurs non assurés aient un avoir propre foncier suffisant pour se sortir de difficultés financières en refinançant leur prêt hypothécaire, ceux ayant un prêt à RPR élevé sont moins susceptibles de répondre aux critères relatifs au service de la dette pour l’obtention d’un nouveau prêt hypothécaire ou d’une marge de crédit hypothécaire. À l’inverse, la plupart des emprunteurs assurés n’ont aucun avoir propre foncier à leur disposition en temps de tensions, ce qui réduit l’utilité du RPR dans leur cas.
Les autres variables donnent les résultats attendus :
- Une cote de crédit élevée – un indicateur de solvabilité – est associée à des tensions financières moindres.
- Le refinancement hypothécaire semble lié à un plus grand risque de tensions financières que l’achat d’un logement, mais cela pourrait aussi indiquer que des tensions préexistantes sous-tendent les demandes de refinancement.
- Les cas où la part du revenu consacrée au service de la dette à la consommation est élevée lors de la souscription d’un prêt hypothécaire sont associés à de possibles difficultés de remboursement.
- Une longue période d’amortissement (30 ans) est associée à une probabilité accrue de tensions financières, et peut aussi indiquer que les emprunteurs ont de la difficulté à rembourser leurs dettes ou à répondre aux critères d’admissibilité à un prêt hypothécaire. Bien que cette longue période leur donne de la souplesse pour faire leurs versements à court terme – particulièrement dans le cas des ménages ayant des contraintes de revenu – les emprunteurs ne pourront pas la prolonger si jamais leurs revenus baissent subitement.
Conclusion
D’après notre analyse, les emprunteurs hypothécaires les plus susceptibles de subir des tensions financières sont :
- ceux ayant un avoir propre foncier limité, particulièrement ceux ayant versé une mise de fonds de 5 %;
- ceux dont la valeur nette de l’habitation est d’au moins 20 % et ayant un prêt à RPR élevé.
Ces constats nous donnent une meilleure représentation de la mesure dans laquelle les ménages peuvent être financièrement vulnérables aux chocs économiques.
Compte tenu de la nature de l’épisode de tensions étudié, cependant, nous ne recommandons pas d’appliquer les résultats obtenus à d’autres épisodes de perturbations économiques. Le personnel de la Banque continuera d’étudier les liens entre les habitudes de remboursement de dettes et la qualité des nouveaux prêts hypothécaires pour évaluer l’évolution des vulnérabilités attribuables à l’endettement des ménages.
Notes
- 1. Afin de protéger la vie privée des Canadiens, TransUnion n’a fourni aucun renseignement personnel à la Banque. L’ensemble de données de TransUnion a été anonymisé, c’est‑à‑dire qu’il ne comprend aucun renseignement permettant d’identifier une personne en particulier (nom, numéro d’assurance sociale, adresse). De plus, il s’agit d’un ensemble de données de panel, qui utilise des numéros de compte et de client fictifs attribués par TransUnion.[←]
- 2. Les prêteurs sous réglementation fédérale doivent respecter les lignes directrices de souscription fondées sur des principes qui sont établies par le Bureau du surintendant des institutions financières.[←]
- 3. Comme la distribution des RPV forme des grappes autour de 65, 80 et 95 %, nous avons divisé les variables en quatre groupes : RPV de 65 % et moins; RPV supérieur à 65 % mais inférieur ou égal à 80 %; RPV supérieur à 80 % mais inférieur à 95 %; et RPV de 95 %.[←]
- 4. Même si la valeur nette d’une habitation est suffisante pour un refinancement, cette option n’est pas toujours possible du fait qu’elle coûte cher et que les emprunteurs doivent répondre à certains critères d’admissibilité.[←]
- 5. Notre spécification comprend aussi un RPR au carré, car plus ce ratio est élevé, plus la probabilité de tensions financières s’accroît rapidement.[←]
- 6. D’autres mesures de l’abordabilité, comme le ratio du service de la dette, mènent à des résultats semblables. Ce constat n’est pas étonnant, étant donné le fort chevauchement entre les ménages ayant un prêt à RPR élevé et ceux ayant un ratio du service de la dette important. Néanmoins, au fil du temps, il y a de grandes chances que le RPR aide à mieux mesurer les vulnérabilités sur l’ensemble du cycle économique puisqu’il n’est pas directement influencé par les variations des taux d’intérêt. Par contre, un recul du taux hypothécaire d’équilibre pourrait permettre aux ménages de supporter un RPR accru sans toutefois augmenter la probabilité qu’ils soient confrontés à des tensions financières dans l’avenir.[←]
Avis d’exonération de responsabilité
Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.
DOI : https://doi.org/10.34989/san-2021-22