La quatrième révolution industrielle et le travail des banques centrales

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Les discussions que nous avons eues ici, à Jackson Hole, ont couvert un large spectre, mais il y a un sujet qui est souvent revenu : les bouleversements causés par la numérisation. À peu près tous les pans de l’économie sont perturbés, de la production à la consommation, en passant par l’intermédiation financière. Nous sommes à l’aube de ce que beaucoup appellent la quatrième révolution industrielle. En effet, le déploiement des technologies numériques modifiera l’économie aussi fondamentalement que l’ont fait le moteur à vapeur, le moteur à combustion interne et le microprocesseur. Je vous livrerai aujourd’hui quelques réflexions préliminaires sur l’incidence que pourraient avoir ces perturbations sur la politique monétaire.  

Commençons par ce qui est évident. Le déploiement des technologies numériques aura un effet très positif pour le progrès économique. Au fil du temps, ces nouvelles technologies s’intégreront dans toutes les sphères de la vie. Elles transformeront ainsi les entreprises existantes et seront à l’origine de nouvelles entreprises. Partant, de nouveaux types d’emplois verront le jour dans des branches d’activité totalement inédites. Là où les entreprises prospéreront, la productivité augmentera, et la croissance économique se concentrera davantage dans ces secteurs. Les retombées positives se propageront à l’ensemble de l’économie. Dans sa globalité, ce processus est prévisible; dans ses parties, il ne l’est évidemment pas.

Il y a environ 20 ans, Arnold Harberger a employé une analogie sur la croissance économique à laquelle il est bon de réfléchir. Selon lui, la croissance économique s’est toujours comportée davantage comme les champignons que comme la levure. Autrement dit, la croissance est inégale et survient ici et là. Cette comparaison rejoint la notion de destruction créatrice, que l’on doit à Joseph Schumpeter.

Cette observation trouve son importance dans le contexte actuel. Comme l’a fait valoir Peter Howitt, cela signifie que la croissance économique est, par nature, controversée, ce qui lui donne une dimension politique. Si l’économie prenait de l’expansion de façon homogène comme la pâte qui gonfle sous l’effet de la levure, il n’y aurait que des gagnants. Mais parce que la croissance surgit comme les champignons, les bouleversements qui l’accompagnent impliquent qu’il y aura des perdants et des gagnants. Dans certaines conditions, les gagnants peuvent même devenir des entreprises phares, d’où la formule « presque tout au vainqueur », décrite dans l’article de John Van Reenen.

C’est dans la nature humaine de ne voir que le côté négatif. Lorsqu’il est question de destruction créatrice, les projecteurs se braquent davantage sur les conséquences destructrices de ce phénomène que sur l’effet créateur. Pourquoi? Parce que les menaces pesant sur les travailleurs sont concrètes et facilement identifiables, que ces travailleurs soient des ouvriers du secteur manufacturier, des employés de centres d’appels, des camionneurs, des conseillers en placement ou des radiologistes. Les médias sociaux amplifient considérablement les aspects nuisibles. En revanche, il est beaucoup plus difficile de repérer et de mesurer les possibilités que crée l’application de nouvelles technologies ainsi que les vastes retombées bénéfiques pour le reste de l’économie.

Voilà qui m’amène à une première conséquence sur le plan des politiques : il revient aux décideurs d’expliquer le processus de destruction créatrice et d’offrir des preuves tangibles qu’il se déroule comme d’habitude. Il nous faut démontrer que, après les répercussions négatives initiales, les effets positifs seront nombreux et qu’ils devraient, à terme, prendre le dessus. Il nous faut être sensibles au fait que ce sont de vraies personnes et de vraies entreprises qui subissent ces bouleversements et qu’elles ont besoin du soutien des autorités. Nous devons attirer l’attention sur la création d’emplois de nature différente et expliquer que les nouveaux revenus sont dépensés dans un vaste éventail de secteurs économiques traditionnels. En d’autres mots, lorsque les entreprises-champignons croissent, elles dépensent leurs revenus et ont une deuxième série d’effets semblables à ceux de la levure.

Ce que je viens de décrire, nous pouvons le faire dès maintenant, car le contexte entourant les perturbations technologiques n’est pas vraiment différent du contexte où se produisent les bouleversements causés par la mondialisation, dont les effets se font sentir depuis 20 ans. Mais il ne s’agit pas seulement d’expliquer et de documenter ces dynamiques complexes. Nous devons aussi demeurer à l’affût des difficultés potentielles, comme celles rattachées à l’essor des entreprises phares, dont nous avons parlé plus tôt.

Pour cette raison et d’autres motifs de préoccupation légitimes, il est impératif que les décideurs publics redistribuent une partie des bénéfices de la croissance afin d’atténuer les conséquences fâcheuses pour les personnes directement touchées par les perturbations et de les aider à s’adapter.

Cela dit, imaginons que nous connaissons une expansion mondiale forte et positive de l’offre globale résultant des bouleversements causés par les technologies numériques. Comme pour tous les importants chocs d’offre du passé, il peut s’écouler beaucoup de temps avant que nous nous rendions vraiment compte de ce qui se passe. Or, dans l’intervalle, nous devons continuer de conduire la politique monétaire.

Un bon point de départ serait de mesurer la croissance de l’économie numérique. Le secteur de la conception des systèmes informatiques et les services connexes, qui forme un secteur assez représentatif de l’économie numérique, se chiffre aujourd’hui à près de 2 % du produit intérieur brut (PIB) du Canada et grossit à un rythme annuel d’environ 7,5 % depuis cinq ans.

Cette croissance n’est probablement que la partie visible. Nous avons besoin de comprendre comment la croissance atteint les autres secteurs et agit sur l’offre globale. Par exemple, l’informatisation dans l’industrie automobile est la principale source d’amélioration de la qualité et une source importante de valeur ajoutée pour les modèles de véhicules d’une année à l’autre. Le secteur des services financiers, où les technologies financières sont à la base des gains de productivité, est une autre illustration.

Sur ce point particulier, les instituts statistiques mettent les bouchées doubles. Comme l’expliquent Crouzet et Eberly, la numérisation a conduit ces instituts à sous-estimer les investissements, en particulier dans les actifs incorporels. C’est en partie pourquoi les banques centrales se retrouvent aujourd’hui à utiliser des estimations de la production potentielle qui pourraient être révisées par la suite. Les révisions récentes des données historiques sur le PIB des États-Unis, qui ont permis d’améliorer l’évaluation des investissements dans des actifs incorporels comme les logiciels, montrent l’importance potentielle de l’exercice. Une démarche similaire au Canada a donné lieu à une importante révision à la hausse des données sur l’investissement — et, donc, des données sur la production potentielle — à partir de 2014. Dans ces conditions, on est en droit de se demander ce que réservera une révision des données pour 2015 et 2016 et, naturellement, pour l’année courante.

La diffusion des technologies numériques serait une autre piste pour expliquer la croissance lente, modérée, du commerce international. Nous savons que les chaînes d’approvisionnement mondiales ont compliqué la collecte de données fiables sur les échanges. Les technologies numériques favorisent davantage la fragmentation de la production dans le monde. Avec la numérisation des commandes, des paiements et de la prestation de services, il devient plus facile d’effectuer des transactions dont le montant n’exige pas de déclaration aux douanes ou qui échappent aux instituts statistiques.

Nos outils pour mesurer l’incidence de la numérisation sont continuellement à la remorque de la technologie. Par ailleurs, la diffusion des technologies numériques dans d’autres secteurs est elle-même graduelle. Ce n’est pas nouveau. En effet, il avait fallu des années avant qu’on arrive à mesurer la hausse de la productivité globale survenue après l’augmentation des dépenses dans les technologies de l’information et des communications effectuées durant les années 1990.

Les révisions à la hausse des données historiques sur la production potentielle pourraient aider à expliquer la faiblesse de l’inflation observée depuis cinq ans dans un grand nombre d’économies, qu’elles soient avancées ou émergentes. Ces économies ont généralement en commun une forte pénétration de l’Internet, un phénomène qui pourrait servir d’équivalent pour mesurer le rythme d’adoption des technologies numériques. Dans le même ordre d’idées, les preuves empiriques concernant l’existence de l’effet « Amazon » sur l’inflation, comparable à l’effet « Walmart » d’il y a 20 ans, ont été jusqu’ici limitées. N’oublions pas que ces travaux reposent toutefois sur des estimations de la production potentielle qui pourraient bien faire l’objet de révisions dans l’avenir.

Naturellement, mener une politique monétaire en croyant que l’offre globale est en train d’augmenter serait jugé risqué. Les banquiers centraux exigeraient normalement des preuves empiriques avant d’accepter l’existence de ce phénomène, car s’ils se trompaient, les conséquences pourraient être énormes. Cela ne nous empêche cependant pas de traiter les perturbations causées par la numérisation comme un risque parmi d’autres pour les perspectives d’inflation.

D’une certaine façon, c’est ce qui se passe déjà. Nos économies ont amorcé un retour à la normale après le traumatisme de la crise financière mondiale. Or, les taux d’intérêt sont en train d’être normalisés selon un processus beaucoup plus graduel que ce qu’autoriseraient les modèles traditionnels avec règles de Taylor intégrées. Procéder pas à pas en faisant reposer la politique monétaire sur les données disponibles est bien évidemment un moyen de gérer les risques dans un contexte d’incertitude accrue.

Il est important de noter que cette approche ne signifie pas que les taux d’intérêt seront maintenus au même niveau jusqu’à l’apparition de tensions inflationnistes. Un tel choix conduirait presque inévitablement à des hausses de taux qui ne permettront pas de rattraper le rythme de l’inflation. Cette approche aboutit plutôt à une normalisation des taux d’intérêt plus graduelle que ne l’autoriseraient les modèles traditionnels, de façon à équilibrer les risques entourant l’inflation future. Deux risques principaux peuvent modifier cet équilibre. D’un côté, la possibilité de voir l’inflation s’accélérer lorsque l’économie se rapproche du plein régime. De l’autre, la possibilité que la numérisation de l’économie stimule l’offre globale et neutralise les tensions inflationnistes.

Retenons que les technologies numériques sont en train de perturber le travail dans le domaine des banques centrales comme dans tous les autres domaines. Cette rupture numérique sera vraisemblablement l’une des grandes préoccupations des banquiers centraux dans un avenir proche.