La production potentielle, en long et en large
Introduction
Je vous remercie de m’avoir invité à prendre la parole devant vous.
L’un des grands objectifs de la communication des banquiers centraux, dont l’importance est parfois mésestimée, est d’expliquer notre action et son bien-fondé. Mieux comprises, les mesures que nous prenons dans le domaine de la politique monétaire seront alors plus efficaces. Comme la Banque est une institution publique, elle se doit de présenter, en les vulgarisant, les concepts qui guident sa réflexion de manière à les rendre lisibles pour tout citoyen intéressé, et non pas uniquement pour les spécialistes réunis dans cette salle.
Rares sont les membres du grand public qui se soucient, par exemple, de la production potentielle. Pourtant, cette notion plutôt abstraite est essentielle, car la plupart des banques centrales l’utilisent comme un outil de mesure des pressions inflationnistes pour la conduite de la politique monétaire. Le fait de pouvoir estimer et prévoir la production potentielle nous a permis, à la Banque du Canada, d’atteindre nos objectifs en matière d’inflation, et ce, de façon répétée.
Par ailleurs, la dynamique de la production potentielle est surtout façonnée par le lent mouvement de forces, comme les évolutions démographiques, l’accumulation du capital ou le changement technologique, dont toute l’influence n’apparaît parfois qu’après un certain temps. Fait tout aussi important, ces mêmes facteurs influent également sur le niveau de vie d’une société.
Au cours des dernières décennies, l’on a observé dans les grandes économies avancées, et y compris au Canada, une baisse tendancielle de la croissance de la production potentielle. C’est une évolution importante qu’explique le vieillissement de la population et qui a des conséquences importantes sur nos modèles macroéconomiques et nos perspectives économiques.
Mon intervention s’organise aujourd’hui autour de quatre questions bien distinctes, mais étroitement liées :
- Qu’est-ce que la production potentielle?
- Comment se mesure-t-elle?
- Quelle importance revêt-elle dans la conduite de la politique monétaire?
- Quelles politiques ont soutenu la croissance de la production potentielle et pourraient encore le faire?
Les réponses que j’apporterai devraient vous aider à mieux comprendre non seulement notre politique sur le court terme, mais encore les considérations qui orientent cette politique à plus long terme.
Qu’est-ce que la production potentielle?
Abordons la première question. On qualifie généralement de « potentiel » les aspirations d’un individu : une personne « réalise son potentiel ». Par exemple, dans ma jeunesse, j’aspirais notamment à avoir la même taille que mon joueur préféré des Cowboys de Dallas, je rêvais de devenir un lanceur pour les Blue Jays de Toronto et de décrocher un doctorat. Mes parents, qui étaient des immigrants, accordaient plus d’importance à l’éducation qu’au sport. Ils n’ont donc pas été trop déçus de me voir parvenir à ne réaliser que deux de ces rêves.
Les banques centrales emploient le mot « potentiel » dans le même sens : à la différence près qu’au lieu de l’appliquer à une personne, elles qualifient de cette façon l’appréciation qu’elles ont de la croissance viable d’une économie dans son ensemble. Alors, disons que le « potentiel » s’apparente à une mesure de l’offre agrégée (l’offre totale) au sein d’une économie. Le potentiel désigne essentiellement la capacité d’une économie à produire des biens et services lorsque toutes les ressources productives dont elle dispose — en particulier le travail et le capital — sont mobilisées.
Dans les faits, nous nous intéressons de près aussi bien au taux de croissance de la production potentielle qu’à son niveau. Dans une économie, les capacités de production devraient toujours se développer à mesure qu’augmentent les ressources disponibles et leur productivité. Toutefois, le rythme de croissance de la production potentielle a des implications importantes à court et long terme. Sur le court terme, ce rythme indique jusqu’à quel point l’activité économique peut s’accroître régulièrement sans nourrir de tensions inflationnistes. Sur le long terme, la croissance de la production potentielle constitue un baromètre utile des perspectives d’une économie, c’est-à-dire des perspectives d’évolution du revenu national et du niveau de vie, car ces derniers dépendent largement des facteurs de l’offre.
Si nous voulons analyser les choses plus finement, je dirais que la plupart des banques centrales (dont la Banque du Canada) considèrent que la croissance de la production réelle d’une économie, son produit intérieur brut (le PIB), est déterminée à court terme par les facteurs qui influencent la demande agrégée. Pour sa part, la croissance de la production potentielle découle de l’évolution de l’offre agrégée sur une plus longue période (graphique 1)1. La demande agrégée a tendance à être influencée par des facteurs de court terme, comme les chocs de la demande étrangère ou la variation des exportations. Ces facteurs peuvent provoquer, par exemple, des mouvements cycliques des stocks et influer sur les achats de biens de consommation durables. L’offre agrégée est plus influencée par le lent mouvement des forces que j’ai mentionnées auparavant.
Toute la difficulté, lorsque l’on veut cerner la croissance de la production potentielle, est de parvenir à distinguer entre les fluctuations à court terme du PIB, imputables à des chocs de demande, et les fluctuations à long terme, causées par les forces sous-jacentes qui agissent sur l’offre agrégée2. Puisque les forces qui déterminent l’offre agrégée changent en général lentement, c’est sur les tendances que sont axées notre mesure du potentiel et notre réflexion.
Il ne suffit pas de séparer la dimension à court terme de la dimension à long terme : les choses sont rarement aussi simples. La Grande Récession a été un choc proprement historique sur la demande agrégée d’une gravité telle qu’elle toucha également l’offre agrégée. Cette crise a, dix ans après, encore un effet sur la production potentielle au sein des économies avancées. Dans ce contexte, la difficulté rencontrée sur le plan de la différenciation est double. Il nous faut d’abord repérer les mouvements tendanciels, par opposition aux mouvements temporaires ou cycliques. Il s’agit ensuite d’identifier les forces qui donnent l’impulsion à ces mouvements, de façon à pouvoir prédire combien de temps ils persisteront.
Je reviendrai dans quelques minutes sur nos outils de mesure de la croissance de la production potentielle.
Mais pour l’heure, disons qu’il est possible de cerner la croissance de la production potentielle en la divisant en deux éléments :
- d’une part, le taux de croissance à long terme du nombre total d’heures travaillées (connu sous le nom de facteur travail tendanciel);
- d’autre part, le taux de croissance à long terme des quantités produites en une heure de travail (appelé productivité tendancielle du travail).
Le graphique 2 illustre la distinction entre le facteur travail tendanciel et la productivité tendancielle du travail en montrant la contribution de chacun de ces facteurs à la croissance de la production potentielle au Canada depuis 19923. Le graphique reproduit les observations tirées de la réévaluation annuelle de la croissance de la production potentielle que la Banque a récemment publiée en annexe du Rapport sur la politique monétaire du mois d’avril.
Deux choses sont à relever. Tout d’abord, le graphique révèle une baisse persistante de la croissance du facteur travail tendanciel sur une longue période et, ce faisant, une baisse de la croissance de la production potentielle. Le vieillissement de la population est la principale cause de cette évolution et son influence n’est qu’en partie contrecarrée par l’immigration4. Ensuite, la contribution de la productivité tendancielle du travail a un peu diminué par rapport à la situation qui prévalait avant la crise financière mondiale.
La croissance de la productivité tendancielle du travail devrait augmenter modérément dans les prochaines années, essentiellement parce que le ralentissement de la croissance des investissements et de la productivité qui a suivi la chute prononcée des prix des matières premières en 2014-2015 s’est avéré moins marqué que ce qu’on envisageait au départ. En outre, l’ajustement qui en a résulté est désormais pratiquement terminé. C’est une bonne nouvelle, vu que la croissance de la productivité tendancielle du travail est appelée à jouer un plus grand rôle dans la croissance de la production potentielle durant la période de projection et au-delà. L’ampleur attendue du rythme de croissance de la productivité dans l’avenir reste une question vivement débattue, en particulier dans un contexte où la numérisation de l’économie annonce une transformation du mode de fonctionnement des entreprises et de leur mode d’utilisation de la main-d’œuvre 5.
Le Canada a connu une situation semblable à celle des autres économies avancées. Le graphique 3 montre que la croissance de la production potentielle au Japon, aux États-Unis et dans les grands pays de la zone euro est d’ailleurs bien moins élevée aujourd’hui qu’elle ne l’était dans les années 1980. Et les facteurs en cause sont essentiellement les mêmes qu’au Canada. Dans le cas du Canada, la réévaluation faite par la Banque révèle que le taux de croissance annuel de la production potentielle pour la période 2009-2021 s’établira à 1,8 % en moyenne, ce qui est nettement plus bas que le taux moyen de 2,7 % de la période 1982-2008.
Armés de ces données, penchons-nous maintenant sur le nœud du problème : les outils d’estimation de la production potentielle.
Comment se mesure la production potentielle?
La principale difficulté quand on tente de mesurer la production potentielle, c’est que cette variable est hypothétique : la production potentielle ne peut donc pas s’observer directement. On ne peut que l’estimer. Au fil des ans, les chercheurs de la Banque ont dépensé beaucoup de temps et d’efforts à améliorer nos méthodes d’évaluation de cette variable très importante.
Les techniques d’estimation de la croissance de la production potentielle forment un continuum (graphique 4). À une extrémité, l’on trouve des modèles statistiques simples qui tentent de cerner les tendances autour de la croissance de la production en filtrant automatiquement les fluctuations à court terme. L’ennui, c’est que ces techniques s’apparentent à des chambres noires : les données qu’on y introduit sont connues, tout comme les projections qui en sortent, mais l’on en sait peu d’un point de vue économique sur la façon dont les données et les projections sont mises en relation. À l’autre bout se trouvent les modèles « structurels » qui reposent avant tout sur les relations (dictées par la théorie économique) que les variables ont entre elles pour découvrir et chiffrer les incidences des différents facteurs concourant à la croissance de la production potentielle. Par exemple, des niveaux d’investissement plus élevés feront augmenter le stock de capital et conduiront à des taux d’accroissement de la productivité tendancielle du travail et de la production potentielle plus rapides. Les modèles structurels pourraient néanmoins produire des estimations inexactes si leurs fondements théoriques sont erronés ou insuffisants.
Pour gérer l’incertitude qui entoure la mesure de la croissance de la production potentielle, la Banque emploie toute une série de modèles : des modèles assortis de filtres statistiques et des modèles structurels.
Cette méthode nous permet de contre-vérifier les estimations de chaque modèle, puis de les combiner afin d’aboutir à une évaluation d’assez bonne qualité6.
Le graphique 5, ainsi, présente les estimations de la croissance de la production potentielle tirées de quatre modèles du continuum faisant partie de la panoplie d’instruments de prévision du personnel de la Banque7.
Les modèles qui incorporent la structure de l’économie sont particulièrement utiles pour prévoir la croissance de la productivité tendancielle du travail, car ce type de productivité repose sur des variables et des relations qui sont difficiles à mesurer et à prédire. Il est, en revanche, relativement plus facile de prévoir la croissance du facteur travail tendanciel, parce que celle-ci est fondée sur des données chiffrées du marché du travail : taux d’emploi, population en âge de travailler et nombre moyen d’heures travaillées.
À l’inverse, la croissance de la productivité tendancielle du travail dépend de deux variables moins concrètes qu’il est donc plus ardu d’observer avec précision. La première d’entre elles est l’intensification du capital. Celle-ci mesure la croissance du ratio du capital par heure travaillée8. La seconde variable est plus évasive : c’est la productivité tendancielle globale des facteurs. Nous disposons de mesures observables de l’investissement et de la croissance du stock de capital, mais nous n’en avons pas en ce qui concerne la productivité tendancielle globale des facteurs. Celle-ci englobe tous les éléments qui influencent la productivité des entreprises, mais qu’on ne retrouve pas dans la croissance du stock de capital. Les améliorations technologiques, de même que l’effet de l’éducation et de la formation, sont des exemples de ces facteurs « résiduels »9.
Pour pouvoir également gérer l’incertitude qui entoure la croissance de la production potentielle, la Banque réexamine aussi chaque année ses propres projections en détail. Un examen annuel va en effet de soi, ne serait-ce que parce que les données économiques font l’objet de révisions périodiques. Par ailleurs, nos techniques empiriques ne restent pas « figées »; nous les perfectionnons constamment : celles-ci bénéficient des enseignements que nous tirons de l’expérience et des travaux de recherche qui sont menés10.
De plus, la réévaluation annuelle que nous effectuons nous permet de prendre davantage en compte l’incertitude : nous publions les fourchettes de nos estimations et de nos projections qui s’élargissent avec le temps. Nous dressons aussi la liste des facteurs susceptibles de faire baisser ou augmenter la croissance de la production potentielle à l’intérieur de ces fourchettes11.
Je tiens à préciser que la Banque sait à quel point il est difficile de mesurer la production potentielle et de quantifier l’incertitude associée à cette évaluation. C’est pourquoi nous avons décidé de gérer cette incertitude avec rigueur et volontarisme. Nous nous attachons à appliquer les meilleures pratiques qui font consensus afin de faire évoluer nos modèles. Outre l’emploi d’une pluralité de techniques, nous corroborons ce que nous obtenons en comparant les résultats de nos modèles à d’autres mesures de la capacité productive et de l’inflation, avant de procéder à une évaluation fondée sur notre expertise. Enfin, nous tenons compte de l’incertitude de ces estimations quand nous formulons la politique monétaire. De la sorte, nous nous assurons d’avoir des estimations et des décisions de politique monétaire qui s’accordent avec les perspectives de l’économie dans son ensemble.
Permettez-moi maintenant d’expliquer pourquoi la production potentielle a un rôle important pour la politique monétaire.
Quelle importance revêt la production potentielle dans la conduite de la politique monétaire?
La conduite de la politique monétaire
Pour conduire la politique monétaire, il est essentiel de connaître la différence de niveau entre la production observée et la production potentielle, c’est-à-dire l’« écart de production »12. Celui-ci indique la marge de capacités excédentaires présente dans l’économie et constitue par le fait même un déterminant important et un baromètre utile des pressions inflationnistes sous-jacentes. Comme nous sommes une banque centrale dotée d’un régime de ciblage de l’inflation, l’évaluation que nous faisons de l’écart de production courant et de son évolution projetée a une incidence directe sur nos perspectives d’inflation et nos décisions de politique monétaire. Puisque la politique monétaire agit avec un décalage bien connu, la Banque doit adopter une approche prospective au moment d’établir le taux directeur afin de pouvoir influer sur la demande agrégée, de combler tout écart de production et de ramener l’inflation à la cible de façon durable.
Plus le niveau de la production potentielle est élevé pour un niveau de PIB donné, plus l’écart de production est « négatif » — ce qui implique (toutes choses égales par ailleurs) une inflation en deçà de la cible de 2 %, des capacités excédentaires plus substantielles et la nécessité d’abaisser éventuellement le taux directeur —, et vice versa. Outre l’écart de production, les anticipations d’inflation revêtent également de l’importance pour expliquer l’inflation courante. À mesure que les cibles d’inflation ont gagné en crédibilité, les anticipations se sont mieux ancrées au taux cible et ont ainsi exercé une plus grande influence sur l’inflation elle-même13.
Le graphique 6 illustre la relation entre l’écart de production et l’inflation. Il montre que les trois mesures de l’inflation fondamentale utilisées par la Banque ont augmenté continuellement au cours de la dernière année. Cette augmentation a suivi, avec un léger décalage, le resserrement de la mesure dont se sert la Banque pour évaluer l’écart de production. Voilà comment nous utilisons d’autres données pour corroborer nos estimations de l’écart de production, ce qui nous aide à établir des perspectives économiques cohérentes.
Plus le taux de croissance projeté de la production potentielle est élevé, plus l’économie peut croître rapidement sans que l’inflation augmente durablement au-dessus de la cible. Par exemple, par suite de notre réévaluation de 2018, nous avons revu à la hausse le potentiel de l’économie par rapport à l’évaluation de 2017, tant pour ce qui est du niveau que du taux de croissance. Cela veut dire que, à court terme, nous avons un peu plus de marge de manœuvre que nous pensions pour soutenir la demande sans nourrir de pressions inflationnistes excessives.
Les enjeux entourant le cadre de politique monétaire
Même si le régime de ciblage de l’inflation a connu un franc succès dans le passé, la baisse de la croissance de la production potentielle dans bon nombre d’économies avancées représente à terme un défi de taille et a amené les banques centrales de ces pays à revoir leurs cadres de politique monétaire14.
Je m’explique. La diminution de la croissance de la production potentielle dans les économies avancées est l’un des facteurs qui contribuent vraisemblablement à la baisse des taux d’intérêt réels dans le monde. S’agissant de la politique monétaire, cela signifie que le taux directeur que l’on considère comme neutre est inférieur à ce qu’il serait autrement15: le taux neutre est un taux qui ne stimule ni ne freine l’économie dans la mesure où le PIB croît à son niveau potentiel, que l’inflation a atteint la cible et que les effets des chocs se sont dissipés. Un taux neutre bas a d’importantes implications pour la politique monétaire. Pour qu’elle puisse exercer efficacement un effet régulateur sur l’économie en cas de choc défavorable, il est souhaitable qu’une banque centrale dispose d’une marge suffisante qui lui permettra d’abaisser le taux directeur sans se voir contrainte de l’établir à zéro ou en dessous et de recourir alors à des outils non traditionnels comme les achats massifs d’actifs (c.‑à‑d. l’assouplissement quantitatif ou l’assouplissement direct du crédit) ou les taux d’intérêt négatifs16.
Prévu pour 2021, le prochain renouvellement de la cible d’inflation avec le gouvernement du Canada est une occasion de revoir notre cadre de politique monétaire17. Durant ce processus, nous examinerons des moyens de relever ce défi et de renforcer notre cadre afin d’accroître la résilience de l’économie canadienne.
Une diminution de la croissance de la production potentielle a aussi des incidences sur la politique budgétaire, car il implique une réduction des recettes fiscales. Une baisse des recettes limiterait la capacité de l’État de mettre en œuvre au besoin une politique budgétaire contracyclique, d’autant plus que la demande de dépenses publiques croît de pair avec le vieillissement de la population. Cet aspect est lui aussi important pour la politique monétaire. La crédibilité et le succès du régime de ciblage de l’inflation de la Banque dépendent très largement de la cohérence de l’ensemble des politiques macroéconomiques18.
Quelles politiques ont soutenu la croissance de la production potentielle par le passé et pourraient encore le faire dans l’avenir?
Pour que la croissance de la production potentielle reste solide et que le niveau de vie continue de s’améliorer, quels enseignements faut-il tirer en ce qui a trait aux politiques à mener?
Dans son histoire, le Canada a profité d’une forte croissance et d’une hausse du niveau de vie. D’excellentes occasions sur le plan économique ont stimulé l’emploi et les investissements en capital, tout en favorisant les investissements en capital humain grâce à une éducation accessible et de qualité ainsi qu’à un filet de sécurité sociale universel. Le pays a également tiré parti de ses robustes institutions politiques, juridiques et économiques, ainsi que de son ouverture aux échanges, aux investissements et à l’immigration.
Malgré ces avantages, il est extrêmement difficile, vu le vieillissement de la population, d’élaborer des politiques propres à maintenir la forte croissance de la production potentielle. De plus, même les politiques les plus efficaces peuvent prendre un certain temps avant de produire un effet tangible. Cela dit, j’aimerais vous parler de trois domaines qui ont aidé avec succès, par le passé, la croissance de la production potentielle :
- L’éducation — J’ai profité des possibilités qui m’étaient offertes parce que j’ai eu accès à un enseignement de qualité à toutes les étapes de ma scolarité et que mes parents ont toujours valorisé l’éducation.
- L’immigration — J’en sais quelque chose, puisque mes parents ont quitté l’Europe durant les années 1950 pour immigrer au Canada.
- La libéralisation des échanges — C’est un domaine que j’ai étudié et analysé tout au long de ma vie professionnelle.
L’éducation
Comme Alfred Marshall — l’un des fondateurs de l’économie néoclassique — l’a souligné il y a plus d’un siècle, l’éducation est essentielle au progrès économique19.
Dans les périodes caractérisées par une accélération des changements technologiques, l’amélioration des compétences et de la flexibilité de la main-d’œuvre est peut-être un facteur aussi important pour la croissance de la production potentielle que la taille de la population active20. L’amélioration des programmes d’études et de formation contribuera à rendre les travailleurs plus productifs, ce qui, partant, devrait stimuler la productivité globale de leurs employeurs et faire augmenter le potentiel de l’économie. À l’époque de Marshall, le principal obstacle à la qualité de la main-d’œuvre était l’analphabétisme. C’était là une entrave majeure à l’apprentissage et à l’amélioration individuelle des savoir-faire qui se dressait tout au long de la vie. Bien entendu, la grande majorité des Canadiens savent lire et maîtrisent les rudiments du calcul. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Au Canada, le passage de l’économie agricole à l’économie industrielle vers le tournant du 20e siècle a été facilité par des investissements publics et privés dans l’éducation consentis en vue d’en élargir l’accès. Aujourd’hui, la question est de savoir si l’éducation et la formation sauront outiller adéquatement une part croissante de la population active dans le contexte d’une économie où les technologies prennent une place de plus en plus importante.
Si, de nos jours, la tâche peut paraître bien ardue, elle semblait également insurmontable du temps de Marshall. N’empêche, comme les retombées attendues sur les plans individuel et collectif furent très bénéfiques, les investissements ont suivi. Aujourd’hui, l’histoire devrait se répéter. Il faut exploiter les nouvelles technologies pour fournir un large accès aux types de programmes d’éducation et de formation qui aideront les Canadiens à prospérer en période de transformation rapide. Cela concourrait également à corriger l’inégalité croissante des revenus, principalement imputable aux changements technologiques qui favorisent les travailleurs les plus qualifiés21.
L’immigration
Des niveaux plus élevés d’immigration offrent un moyen évident d’accroître la production potentielle en augmentant l’offre de travail, étant donné que l’immigration contribue déjà pour les deux tiers à la croissance de la population active au pays. La politique d’immigration du Canada est depuis longtemps considérée comme une réussite, parce qu’elle parvient à attirer les immigrants dotés des compétences qui leur permettront de s’intégrer à la main-d’œuvre et de participer grandement à l’activité économique. Cette approche sera particulièrement importante dans l’avenir, car la population active vieillit.
Cela dit, la question clé est de savoir s’il est possible d’augmenter, par la politique d’immigration, le nombre d’immigrants accueillis au pays chaque année et de connaître le même succès que par le passé dans la mise en adéquation des compétences des immigrants avec les emplois disponibles22. Comme le gouverneur Poloz l’a fait remarquer récemment, on peut faire davantage pour accélérer l’intégration des immigrants dans la population active, compte tenu surtout du nombre élevé de postes vacants au Canada.
La libéralisation des échanges
Vu les contraintes démographiques, l’avenue la plus prometteuse pour hausser la production potentielle pourrait être la mise en œuvre de mesures visant à accroître la productivité.
D’où l’importance non seulement de l’éducation, comme je l’ai indiqué, mais aussi de la création d’un climat propice aux investissements dans le capital, par exemple par des dépenses en infrastructure et d’autres actions destinées à desserrer les contraintes en matière de transport.
Mais le plus utile à cet égard, c’est peut-être la libéralisation des échanges. Notre expérience en ce qui a trait aux accords commerciaux, passés et présents, fait foi des avantages que l’on tire à réduire les barrières tant externes qu’internes, et à améliorer la productivité pour soutenir la progression des revenus globaux des travailleurs et pour élever ainsi directement le niveau de vie. Comme l’a souligné Tim Lane, mon collègue au Conseil de direction, dans un discours qu’il a prononcé en septembre dernier, l’élargissement de l’accès des entreprises canadiennes aux marchés d’outre-mer incite celles-ci à investir, à innover et à accroître leur productivité23.
Comme dans d’autres économies avancées, on s’assure de nouveau au Canada de prêter main-forte aux travailleurs dont les activités ont été délocalisées en raison d’accords commerciaux. Là encore, l’éducation et la formation peuvent aider les gens à s’adapter. Il ne fait toutefois aucun doute que le Canada a profité du fait qu’il est une des économies exportatrices les plus diversifiées du monde. Même si l’incertitude entourant la politique de commerce extérieur des États-Unis pèse actuellement sur les investissements des entreprises et la progression des exportations, les récents accords que le Canada a conclus avec l’Union européenne et avec des nations de la région du Pacifique24, conjugués aux efforts au niveau interprovincial, contribuent à réduire les barrières et à créer des occasions d’affaires pour les entreprises canadiennes. Notre histoire nous enseigne que, pour que la production potentielle croisse à un rythme vigoureux dans l’avenir, le pays doit résolument poursuivre dans la voie de la libéralisation des échanges.
Conclusion
Permettez-moi de conclure en vous livrant trois messages clés.
Premièrement, la production potentielle est une donnée indispensable à la formulation de la politique monétaire, parce qu’il est important de connaître l’écart de production pour déterminer les pressions inflationnistes dans l’économie. Les indications que nous a fournies l’écart de production nous ont permis d’asseoir le succès du régime de ciblage de l’inflation de la Banque du Canada, lequel a permis de maintenir, en général, l’inflation près de la cible de 2 % de façon régulière pendant plus de 25 ans.
Deuxièmement, l’approche multidimensionnelle qu’emploie la Banque pour mesurer et utiliser la production potentielle — démarche qui se fonde sur divers outils et différentes sources d’information — facilite la gestion de l’incertitude et permet de produire des estimations relativement solides. Cette approche, délibérée et actualisée régulièrement, a aussi contribué au succès du régime de la Banque.
Troisièmement, à l’instar d’autres économies avancées, le Canada est confronté à d’importants défis touchant ses cadres de conduite des politiques et ses perspectives économiques du fait de la baisse des taux de croissance de la production potentielle. Nous avons néanmoins une riche histoire quand il s’agit de créer des possibilités économiques et de soutenir la croissance, et nous devons élaborer les futures politiques en nous basant sur nos succès antérieurs.
En conclusion, j’ai expliqué précédemment que, bien que la production potentielle soit surtout le résultat du lent mouvement de forces opérant à long terme, la Grande Récession a eu sur elle une influence profonde et durable. Comme l’économie tourne actuellement près des limites de sa capacité, la solide expansion de la demande est à l’origine d’investissements de la part des entreprises, de l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché et d’une amélioration des conditions du marché du travail : voilà autant d’éléments qui concourent à réparer les dégâts.
Comme il est noté dans les récents énoncés de politique, nous suivons de près cette expansion des capacités économiques. Ce suivi nous aidera à atteindre notre but, soit le maintien de l’inflation à un niveau bas, stable et prévisible. Voilà ce que la politique monétaire peut faire de mieux pour soutenir une croissance durable et la hausse du niveau de vie au Canada.
Je tiens à remercier Dany Brouillette de l’aide qu’il m’a apportée dans la préparation de ce discours.