Les 150 ans du Canada : il faut tout un monde pour bâtir une nation
Introduction
Je suis tout à fait ravi d’être de retour dans ma ville natale, Oshawa, surtout que l’on souligne cette année le 50e anniversaire du Collège Durham.
Ce collège qui comptait 205 étudiants en 1967 a parcouru beaucoup de chemin. Il s’est allié à l’Université Trent et à l’Université York, et a noué, sur son campus, un partenariat éducatif avec l’Institut universitaire de technologie de l’Ontario. À ce jour, le collège a accueilli plus de 50 000 étudiants.
Comme nous le savons tous, le Canada célèbre lui aussi un anniversaire important cette année : les 150 ans de la Confédération. Laissez-moi vous poser une question : vous voyez-vous vivre ailleurs? Au cours des 150 dernières années – ce qui est plutôt court à l’échelle mondiale –, le Canada a prospéré pour devenir l’un des pays les plus riches au monde et l’un de ceux où il fait le mieux vivre. Le revenu moyen, corrigé de l’inflation, est à peu près 20 fois ce qu’il était au moment de la Confédération.
Attardons-nous donc sur cette évolution. Pour l’essentiel, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale environ, la croissance économique du Canada dépend principalement de l’exploitation de ses ressources naturelles. Le pays compte alors sur trois choses : les investissements extérieurs, l’immigration et l’accès aux marchés étrangers. Évidemment, l’ouverture sur le monde signifie aussi que l’économie canadienne est influencée par ce qui se passe ailleurs, y compris aux politiques adoptées par d’autres États. Cela amènera parfois le pays à remettre en question son engagement envers l’ouverture. Cependant, avec le temps, une conclusion s’est imposée : le Canada se porte mieux lorsque son économie est ouverte.
Aujourd’hui, je souhaite illustrer ce constat en abordant six épisodes de notre histoire. Je parlerai également de la manière dont notre volonté de nous ouvrir aux échanges commerciaux, aux investissements et aux personnes a fluctué au fil des ans.
Notre histoire économique
On a pris conscience des avantages économiques du commerce international il y a 200 ans environ. Toutefois, des échanges, il y en a eu tout au long de l’histoire, même ici en Amérique du Nord. Des traces trouvées sur de nombreux sites archéologiques, par exemple celui à la confluence des rivières Gatineau et des Outaouais (près de l’actuelle colline du Parlement), montrent que des échanges s’y déroulent depuis des siècles. Des biens – et de meilleures méthodes pour les produire – se diffusent grâce au commerce entre Premières Nations, comme les Mississaugas de l’île Scugog dont le territoire traditionnel englobait l’emplacement actuel du Collège Durham.
Les échanges s’intensifient encore après l’arrivée des Européens. Les puissances coloniales britannique et française sont très intéressées par les ressources naturelles du Canada. Le commerce des ressources telles le poisson, les fourrures et le bois, qui existait bien avant la Confédération, est à la base du développement économique du pays, comme l’expliquait clairement l’économiste Harold Innis il y a plus de 80 ans dans ses textes fondateurs au sujet de notre histoire économique.
Les ressources coloniales
Plutôt que de commencer notre récit en 1867, retournons plus loin en arrière afin de parler des événements ayant mené à la Confédération. Dans les années suivant la guerre de 1812, le territoire qui sera ultérieurement réuni en une confédération est encore divisé en quatre colonies : le Haut-Canada (une partie de l’Ontario actuel), le Bas-Canada (une partie du Québec actuel) et les colonies maritimes (le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse).
À l’époque, les relations économiques entre le Canada et les États-Unis battent de l’aile. Cela s’explique sans doute en grande partie par la récente tentative d’invasion des Américains, mais aussi parce que ceux-ci imposent des droits de douane élevés sur les exportations canadiennes. Par contre, les liens avec la Grande-Bretagne sont solides, la métropole appliquant une politique de droits de douane préférentiels, c’est-à-dire qu’elle taxe très peu les biens importés des colonies.
Au XIXe siècle, les droits de douane jouent deux rôles. D’abord, jusqu’à la Première Guerre mondiale, ils sont la principale source de revenus des États. Ensuite, les tarifs douaniers sont un moyen de protéger les entreprises nationales de la concurrence étrangère. Les années passant, des tensions apparaissent entre ceux qui préconisent des tarifs élevés pour protéger le marché contre la concurrence des importations et ceux qui prônent une baisse des droits de douane et l’ouverture des marchés. Au Canada, les oppositions sont souvent régionales, les consommateurs à l’extérieur des régions où se trouvent des secteurs protégés étant contrariés de se voir imposer des prix plus élevés. Ces tensions ont connu des hauts et des bas au cours des 200 dernières années.
Durant le premier épisode de notre récit, la croissance économique dans les colonies dépend de l’envoi de ressources principalement, mais pas exclusivement, vers le marché britannique. Dans le Haut-Canada et le Bas-Canada, cela implique de construire des canaux, comme les canaux Welland et Lachine. L’immigration européenne est essentielle pour fournir la main-d’œuvre qui participe à la construction de ces infrastructures. Puisque peu de capitaux sont disponibles localement pour financer les projets, les administrations se tournent vers l’étranger – surtout la Grande-Bretagne – pour obtenir des investissements. L’unification du Haut-Canada et du Bas-Canada en 1841 aidera beaucoup à lever les fonds nécessaires pour bâtir les canaux permettant aux navires de passer sans encombre des Grands Lacs à l’océan Atlantique. Grâce à la nouvelle voie navigable, les expéditions de blé du Haut-Canada explosent. Elle attire aussi les exportations américaines de céréales, l’administration britannique considérant toutes les marchandises qui passent par le fleuve Saint-Laurent comme canadiennes et soumises aux mêmes droits de douane préférentiels, quelle que soit leur origine.
Ainsi, au début des années 1840, l’économie des colonies progresse, avec l’aide d’investissements étrangers, de l’immigration et des échanges avec l’Empire britannique. Toutefois, ce modèle économique est perturbé en 1846 lorsque le Parlement britannique élimine tous les droits sur les importations de céréales pour faire baisser le coût des aliments. Par conséquent, les céréales qui passent par le Saint-Laurent ne profitent plus d’un accès privilégié au marché du Royaume-Uni, par rapport à celles provenant, par exemple, de New York.
Le prélude à la Confédération
Au début de notre deuxième épisode, la rancœur découlant de la guerre de 1812 s’est apaisée. Les colonies canadiennes réagissent à la perte de l’accès privilégié au marché britannique en s’ouvrant au commerce avec les États-Unis. Après des années de négociations, et une fois que les deux parties eurent réussi à surmonter un fort penchant pour le protectionnisme, la province du Canada conclut une entente de réciprocité avec l’administration américaine en 1854. Il s’agit essentiellement d’un accord de libre-échange concernant les ressources.
Pendant ce temps, la famine en Irlande provoque des vagues d’immigration vers les colonies et les États-Unis, ce qui stimule la croissance. Les colonies s’efforcent de trouver des investissements étrangers pour financer la construction des voies ferrées permettant le transport des biens tant l’hiver que l’été. La majorité de ces investissements viennent d’outre-mer, surtout de la Grande-Bretagne.
L’expansion du commerce, l’augmentation de la population, les investissements étrangers et l’amélioration des transports dans les colonies font des années juste avant la Confédération une période généralement propice à la croissance économique. Cependant, les coûts liés à la construction des chemins de fer sont élevés pour les administrations publiques. La province du Canada se voit donc forcée d’accroître ses revenus, ce qu’elle fait en imposant des droits de douane sur certains biens manufacturés importés. Sans surprise, cette mesure soulève l’ire des fabricants dans le nord des États-Unis. De plus, le ressentiment est exacerbé par la décision de la Grande-Bretagne de maintenir ses échanges avec le Sud pendant la guerre de Sécession. Le conflit terminé, les États du Nord se retrouvent aux commandes et le sentiment protectionniste prend le dessus, ce qui pousse les États-Unis à se retirer en 1866 du traité de réciprocité conclu avec la province du Canada.
Le modèle économique du Canada est une fois de plus bouleversé, alors que les colonies perdent leur accès privilégié à un marché considérable. Voilà un des principaux déclencheurs de l’événement que nous célébrons cette année : la création du Dominion du Canada il y a 150 ans. Ainsi, en 1867, nous devenons une nation de 3,5 millions d’habitants dont plus de 80 % de la main-d’œuvre travaille dans le domaine de l’agriculture ou des ressources naturelles.
La naissance d’une nation et les luttes post-Confédération
Notre troisième épisode commence avec la Confédération. Puisque son accès aux marchés américains est restreint par les droits de douane élevés, le Canada a plus que jamais besoin des chemins de fer pour transporter les biens et les personnes sur de longues distances, d’est en ouest plutôt que du nord au sud.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que sans le train, il n’y aurait pas eu de Dominion. Dans l’Est, la construction du chemin de fer Intercolonial est l’une des conditions que fixent la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick pour rejoindre la Confédération. Dans l’Ouest, compte tenu des rêves américains d’expansion vers le nord, le gouvernement canadien a besoin du chemin de fer pour faire respecter sa souveraineté sur les Prairies. Il s’efforce de convaincre la colonie de la Colombie-Britannique d’entrer dans la Confédération en lui promettant la construction d’une ligne ferroviaire transcontinentale qui traverserait le pays d’un océan à l’autre. La nation, et son économie, n’auraient pu prospérer sans cette infrastructure.
Toutefois, construire un chemin de fer qui traverse le vaste Bouclier canadien sans passer par les États-Unis est une entreprise extrêmement complexe et coûteuse. Pour y parvenir, le Canada doit de nouveau se tourner vers le financement extérieur. Au cours des 20 premières années de son histoire, le pays affiche régulièrement un déficit de sa balance courante représentant de 7 à 10 % de son produit intérieur brut (PIB), un déficit financé par des emprunts à l’étranger. Bien sûr, cela ne constitue pas un problème, puisque les emprunts sont utilisés pour accroître la capacité de l’économie.
Pour mener à bien la construction du chemin de fer, le gouvernement fait appel à un groupe dont faisait partie Donald Smith (lord Strathcona) et son cousin George Stephen, président de la Banque de Montréal et, comme par hasard, un de mes ancêtres (du côté de ma mère). Si l’on peut affirmer qu’il n’y aurait pas eu de Dominion sans le train, on peut aussi dire que la construction du chemin de fer aurait été impossible sans les efforts et le talent de ces entrepreneurs et financiers de la première heure, qui ont aidé à attirer des capitaux étrangers et à les canaliser selon les besoins. Les personnes ayant mis sur pied ce qui deviendrait le système bancaire le plus sûr au monde ont joué un rôle essentiel dans le développement du Canada. En fait, la Banque de Montréal sera l’agent financier du gouvernement canadien après la Confédération, une responsabilité qui revient maintenant à la Banque du Canada.
On achève en 1885 le Chemin de fer Canadien Pacifique, qui ouvre l’Ouest aux biens et aux personnes. Si ce lien a probablement été nécessaire à la croissance, il s’avérera insuffisant en soi. Le monde est alors plongé dans la première Grande Dépression (ou Longue Dépression) qui marquera l’époque victorienne, un marasme économique qui frappera toute une génération après la crise financière de 1873. Avec le recul, on s’étonne que ce chemin de fer ait été construit durant une période aussi peu propice. Même si des milliers d’immigrants continuent d’entrer au Canada chaque année, un plus grand nombre de personnes quittent le pays pour les États-Unis, où les conditions économiques semblent plus favorables.
Dans ce climat difficile, le gouvernement canadien s’isole. Les faibles revenus et les préoccupations au sujet de l’avenir du secteur manufacturier l’amènent à hausser les droits de douane. En 1890, une taxe de 23 % en moyenne est prélevée sur les biens manufacturés qui entrent au Canada; elle atteint 30 % pour les vêtements importés. Dans un tel contexte, la croissance reste modeste jusqu’à la fin du siècle.
Nouveau siècle, nouvelles tendances
Le vent tourne durant notre quatrième épisode, qui commence juste avant le début du XXe siècle. Les chemins de fer qui traversent maintenant le pays de part en part favorisent l’ouverture dans les deux directions. Grâce à eux, les immigrants, qui atteignaient auparavant l’Ouest au compte-gouttes, affluent maintenant dans la région. Et c’est aussi eux qui permettent la rapide croissance des exportations. Par ailleurs, la hausse des prix des céréales fait monter en flèche les revenus du pays.
Du côté des droits de douane, le marché américain reste essentiellement fermé. En 1911, les électeurs canadiens rejettent l’idée d’un nouvel accord de réciprocité avec les États-Unis. Cependant, le penchant naturel du Canada pour l’ouverture des marchés prend le dessus. Le gouvernement adopte une attitude dite de la « préférence impériale », qui consiste à moins taxer les produits britanniques que les autres importations. Au fil du temps, le Canada montre la voie à suivre pour parvenir à l’ouverture en concluant des accords selon le principe de la « nation la plus favorisée », en vertu desquels il négocie des tarifs douaniers plus bas avec plusieurs autres pays. Aujourd’hui, ce principe est au cœur du système commercial mondial.
Ainsi, les droits de douane commencent à diminuer à l’échelle mondiale, l’accès aux marchés s’améliore et la croissance de la population s’accélère, ce qui favorise l’essor de l’économie canadienne au début du siècle. Les investissements étrangers constituent toujours un élément clé de la croissance, atteignant 18 % du PIB en 1911, un sommet. En 1913, on avait déjà investi plus de 2 milliards de dollars dans les chemins de fer, ce qui représente environ 43 milliards de dollars actuels, et ce, dans un pays comptant seulement 7,5 millions d’habitants.
Une autre tendance importante commence à se dessiner à cette époque : notre économie se diversifie. Le secteur canadien de la fabrication, dont le cœur se trouvait ici, dans le sud de l’Ontario, se met à croître rapidement. Cette expansion tient à plusieurs facteurs, notamment les nouvelles technologies qui entraînent des gains de productivité dans le secteur agricole, ce qui donne l’occasion aux travailleurs de quitter la campagne pour aller occuper les emplois qui se créent en milieu urbain. Alors que l’industrie automobile est encore toute jeune, Ford ouvre sa première usine canadienne à Walkerville, en 1904. À Oshawa, la McLaughlin Carriage Company se lance dans la fabrication d’automobiles en 1907. Elle fusionne plus tard avec Buick, pour finalement devenir General Motors. Avec le temps, cette industrialisation contribuera à favoriser des relations commerciales plus ouvertes entre les États-Unis et le Canada.
Les guerres et la Grande Dépression
Notre cinquième épisode se déroule du début de la Première Guerre mondiale à la Seconde Guerre mondiale. Durant la Première Guerre, l’État doit se procurer rapidement des revenus et augmente pour cela les droits de douane. L’impôt sur le revenu est ensuite instauré en 1917. Les pouvoirs publics disposent désormais d’une autre source importante de revenus et les droits de douane deviennent l’instrument purement protectionniste que nous connaissons aujourd’hui. Les flux d’investissements étrangers au Canada ralentissent fortement, l’immigration devient quasiment nulle et une grave récession marque l’après-guerre.
On observe une brève amélioration pendant les années folles, en pleine ère de l’industrialisation au Canada et aux États-Unis. Mais le marché boursier américain s’effondre en 1929 et, peu de temps après, le monde occidental tombe dans la Grande Dépression.
Les investissements étrangers et l’immigration au Canada connaissent alors un autre ralentissement et, de 1929 à 1932, l’économie canadienne se contracte de 25 %. Le ressentiment du public envers le système bancaire pousse le premier ministre de l’époque, R. B. Bennett, à mettre sur pied une commission royale. Cette dernière recommande la création d’une banque centrale qui agirait dans l’intérêt du public. C’est ainsi que, depuis 1935, la Banque du Canada a pour mandat de favoriser la prospérité économique et financière du pays.
Parallèlement, le Congrès américain décide d’augmenter le taux moyen des droits de douane sur les marchandises taxables afin de protéger les travailleurs et les fermiers américains de la concurrence étrangère. En 1932, le taux atteint près de 60 %. Cette politique se retourne contre les États-Unis de manière spectaculaire. La plupart des pays, dont le Canada, décident en effet de riposter en imposant leurs propres tarifs douaniers. Personne ne ressort gagnant de cette guerre commerciale, bien au contraire : tous souffrent de l’effondrement des expéditions internationales. Le Canada voit ses échanges commerciaux reculer de plus de 50 % pendant la Grande Dépression, et les États-Unis enregistrent une chute de 70 %. Malheureusement, la Seconde Guerre mondiale point déjà.
L’essor d’après-guerre
Notre dernier épisode commence juste après la Seconde Guerre mondiale. Après avoir traversé la Grande Dépression et les deux guerres, de nombreux pays – y compris le Canada – sont déterminés à mettre en place des institutions internationales dont le rôle serait d’empêcher que de telles catastrophes se reproduisent. À la conférence de Bretton Woods de 1944, Louis Rasminsky, économiste canadien qui deviendra plus tard gouverneur de la Banque du Canada, dirige non seulement la rédaction de nombreux documents, mais agit également comme conciliateur entre les délégations britannique et américaine. Ces efforts internationaux d’ouverture seront très avantageux pour le Canada.
Un consensus se dégage quant au bien-fondé d’un système d’échanges ouvert et, trois ans après Bretton Woods, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) voit le jour. Au cours des 50 années qui suivent, les cycles de négociations du GATT se succèdent et se traduisent par une constante baisse des droits de douane : du taux moyen observé avant la guerre, qui était de l’ordre de 22 %, on parvient à un taux d’environ 4 % dans les années 1990, à l’issue du cycle d’Uruguay. En résulte une réduction des coûts pour les consommateurs du monde entier.
Ici, au Canada, le gouvernement collabore avec l’administration américaine pour investir près d’un demi-milliard de dollars dans la Voie maritime du Saint-Laurent et investit un milliard de plus dans la construction de la Transcanadienne. Pour avoir une idée des montants que cela représenterait aujourd’hui, il faut multiplier ces derniers par dix environ. Les importations de capitaux reprennent, et les acteurs du secteur bancaire contribuent, de concert avec la Banque du Canada, au développement des marchés financiers nationaux. Ces marchés assureront un lien avec les marchés financiers mondiaux et permettront d’attirer et de canaliser des capitaux étrangers.
Dans les années 1950 et 1960, le Canada connaît un afflux considérable d’immigrants, une tendance qui s’est plus ou moins poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Un simple calcul permet de voir à quel point l’immigration a joué un rôle important dans l’histoire du Canada. Sans l’effet de la migration internationale depuis la Confédération, le pays ne compterait actuellement que 10 millions d’habitants environ, au lieu de 36.
Toutes les conditions requises sont alors réunies pour que le Canada connaisse des années de croissance économique forte et soutenue pendant l’après-guerre. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que ce soit à cette époque que les économistes canadiens les plus célèbres laissent leur marque. Je pense ici à Robert Mundell, lauréat d’un prix Nobel. Les travaux qu’il a réalisés en collaboration avec l’économiste britannique Marcus Fleming ont aidé à mieux comprendre comment les petites économies ouvertes comme le Canada fonctionnent et pourquoi un régime de changes flottants est une composante clé de la réussite, surtout pour une économie qui repose sur les flux de capitaux étrangers. Parmi les autres économistes canadiens qui ont acquis une certaine notoriété à cette époque, mentionnons John Kenneth Galbraith, pour ses travaux menés à l’échelle internationale et ses observations sur les cycles économiques et les bulles financières, de même que Jacob Viner et Harry Johnson, qui ont tous deux effectué des recherches avant-gardistes sur le commerce international.
À mesure que l’industrialisation se poursuit durant l’après-guerre, les relations économiques entre le Canada et les États-Unis se renforcent. Le Pacte de l’automobile de 1965 met en place un marché unique et étroitement intégré pour le commerce d’automobiles et de pièces entre les deux pays. Il permet en effet aux fabricants canadiens de réaliser des économies d’échelle et de spécialiser leur production. Pendant les 40 années qui suivent la conclusion de cette entente, la production automobile canadienne triple presque, et l’emploi dans ce secteur double.
S’inscrivant dans la suite logique du renforcement des liens entre les deux pays, l’Accord de libre-échange (ALE) est conclu en 1988 entre le Canada et les États-Unis. Cinq ans plus tard, il est remplacé par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui inclut le Mexique. Tout comme les tentatives antérieures de négociation sur la réciprocité, la conclusion de ces accords n’est pas chose aisée. De nombreux Canadiens sont réticents au libre-échange continental, car ils redoutent des pertes d’emplois, la disparition éventuelle de leur système de soins de santé et une atteinte généralisée à la souveraineté économique, voire politique, du pays. Rien de tout cela ne se réalise, même si l’intensification de la concurrence entraîne effectivement des pertes d’emplois dans certains secteurs. Ces pertes sont toutefois largement compensées par des gains dans d’autres domaines, et les consommateurs continuent de tirer parti de la baisse des prix et de la hausse du pouvoir d’achat par suite de la suppression de presque tous les tarifs douaniers.
Outre l’ALE et l’ALENA, le Canada demeure à l’affût d’autres occasions de favoriser l’ouverture. Il continue de déployer des efforts afin de réduire les barrières commerciales, que ce soit par l’entremise de l’Organisation mondiale du commerce – qui succède au GATT – ou au moyen d’accords conclus avec d’autres pays ou blocs commerciaux.
Les enseignements de l’histoire
Alors, que pouvons-nous dire à propos des enseignements tirés de notre histoire, et comment pouvons-nous les mettre à profit de nos jours? Je sais bien que j’ai exagérément simplifié les choses et que je n’ai pas tenu compte d’une foule de facteurs qui ont contribué au développement du Canada. Mais je trouve frappante la corrélation entre la croissance économique et l’ouverture. Lorsque les barrières commerciales tombent, lorsque des gens viennent s’établir chez nous et lorsque les investissements augmentent, les Canadiens prospèrent. C’est quelque chose que nous avons pu observer avant la Confédération, au début des années 1900 et après la Seconde Guerre mondiale. À l’inverse, réagir à des situations économiques difficiles en se repliant sur soi-même est rarement couronné de succès. Nous en avons fait l’expérience après la Confédération et pendant la Grande Dépression. Notre histoire nous enseigne que l’ouverture et la croissance économique vont de pair.
Intuitivement, il paraît normal qu’un pays comme le Canada souhaite avoir libre accès aux marchés étrangers. Compte tenu de l’abondance de nos ressources naturelles, nous avons en effet eu besoin des marchés d’exportation pour financer nos importations et obtenir les investissements nécessaires à notre développement. De même, il n’est pas difficile de voir que notre économie a été stimulée par une population grandissante composée en partie d’immigrants qui apportent chez nous leurs compétences, se joignent à la population active et soutiennent la demande. Le Canada n’est d’ailleurs pas un cas isolé en la matière.
Par contre, ouvrir notre marché aux autres pays nous paraît moins évident. On a toujours observé, au Canada, une certaine réticence face à la diminution des droits de douane et à l’exposition des entreprises nationales à la concurrence étrangère. Mais l’expérience nous a montré que ces craintes suscitées par l’ouverture sont infondées. Le protectionnisme ne favorise pas la croissance et il comporte des coûts élevés. Tout d’abord, l’augmentation des tarifs douaniers et la mise en place d’autres barrières commerciales entraînent une hausse des prix pour les consommateurs et restreignent les choix offerts à ces derniers, tandis qu’une diminution des tarifs donne lieu à une baisse des prix à la consommation et élargit les choix. Certaines entreprises pourraient tirer profit du protectionnisme, mais au détriment du reste de la société. En revanche, les gains découlant du libre-échange se propagent à l’ensemble de l’économie.
En outre, la concurrence est un moteur important de l’innovation. Dans un contexte de concurrence, les entreprises sont exposées à de nouvelles technologies, qu’elles peuvent ensuite adapter selon leurs propres besoins. L’augmentation de la productivité qui s’ensuit se traduit par des emplois durables et une hausse du niveau de vie. Il est donc dans l’intérêt du Canada de continuer à prôner l’ouverture des marchés, tant au pays qu’à l’étranger.
Nous avons tout autant de raisons de vouloir laisser nos frontières ouvertes à l’immigration. Le mois dernier, Statistique Canada a publié un rapport estimant que dans moins de 30 ans, notre pays dépendra entièrement de l’immigration pour maintenir la croissance de sa population. Au même titre que la productivité, la croissance continue de la main-d’œuvre est essentielle pour assurer l’augmentation constante de notre potentiel économique.
Nous avons aussi intérêt à faire en sorte que le Canada reste ouvert aux flux de capitaux étrangers. En raison de la vaste étendue de notre territoire et de la taille relativement faible de notre population, nous avons toujours eu des besoins importants en matière d’infrastructure. Traditionnellement, notre épargne nationale n’a pas été suffisante pour financer ces travaux d’infrastructure. Nous avons donc dû attirer des capitaux étrangers.
Ce récit condensé de notre histoire illustre l’importance des idéalistes et des visionnaires, des leaders capables de transformer une situation difficile en une occasion gagnante pour tous. En gros, la réussite n’est jamais garantie, mais les facteurs clés que sont les marchés ouverts, l’immigration et les investissements étrangers doivent être réunis pour que les entreprises puissent prospérer.
Conclusion
Permettez-moi de conclure. Le développement du Canada est en grande partie attribuable aux personnes qui ont su voir ce qui était essentiel à la construction d’une grande nation et qui étaient prêtes à prendre des risques pour atteindre cet objectif. Notre histoire montre qu’il faut tout un monde pour bâtir une nation, et qu’on obtient les meilleurs résultats dans un environnement d’ouverture aux échanges commerciaux, aux personnes et aux investissements. Le Canada a prospéré en s’ouvrant sur le monde et en s’engageant de manière bilatérale et multilatérale.
C’est une réalité qu’on peut facilement oublier en période de tensions mondiales, telle que celle observée depuis quelques années. La recherche du progrès et la course à la productivité peuvent perturber la vie des gens. Certains secteurs ont été touchés beaucoup et durement par l’automatisation, et ce sont les travailleurs qui en ont payé le prix. Nous pouvons nous attendre à ce que cette tendance se poursuive.
Souvenez-vous toutefois que nous avons déjà connu ce genre de perturbations et que le repli sur soi n’a jamais réglé le problème. Au contraire, notre engagement en faveur de l’ouverture a toujours constitué la bonne solution. Mais il est primordial d’utiliser une partie des gains apportés par cette ouverture dans le but d’aider ceux qui peinent à s’ajuster aux forces mondiales. S’y soustraire fait planer le doute et nuit aux progrès de tous.
Le Canada a prospéré au cours de ses 150 premières années d’existence. Des erreurs ont été commises et des leçons en ont été tirées. Mais, dans l’ensemble, notre ouverture sur le monde nous a permis de bâtir un pays qui, pour moi, est le meilleur endroit où vivre. Imaginez donc ce que nous pouvons accomplir dans les 150 années à venir.
Je tiens à remercier James Powell de l’aide qu’il m’a apportée dans la préparation de ce discours.