La prévention des tensions : les banques centrales et la stabilité financière

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Pendant la majeure partie des deux derniers siècles, les banques centrales ont joué un rôle important dans le maintien de la stabilité financière, principalement un rôle de « gestion des tensions ou des crises ». Elles ont en particulier agi à titre de prêteurs de dernier ressort, en octroyant des liquidités afin d’éviter que les tensions provoquent un phénomène de contagion au sein d’institutions financières solvables, mais à court de liquidités.

Mais ce rôle commence à changer.

Les banques centrales ont certes réagi énergiquement à la crise financière mondiale au moyen de l’octroi de liquidités et de mesures de politique monétaire afin d’éviter une nouvelle Grande Dépression. Toutefois, la gravité des répercussions économiques nous oblige à nous demander si les banques centrales auraient pu faire plus pour prévenir la crise, au lieu de se limiter à essayer de la gérer et d’en atténuer les retombées économiques.

La question qui se pose n’est pas seulement de savoir si la politique monétaire a aggravé les vulnérabilités financières qui ont contribué à la crise : elle soulève d’autres questions plus générales concernant les responsabilités des banques centrales.

Il est donc temps pour ces dernières de revoir leur rôle à l’égard de la stabilité financière : 

  • tout d’abord, en reconnaissant que, bien que la meilleure contribution que la politique monétaire puisse apporter à la stabilité financière est la stabilité des prix et la stabilité macroéconomique, il s’agit de conditions nécessaires, mais non suffisantes, à la stabilité financière;
  • ensuite, en mettant l’accent sur la prévention des crises par d’autres moyens que la politique monétaire, tout en modernisant leur rôle de fournisseurs de liquidités ou de prêteurs de dernier ressort;
  • enfin, en contribuant davantage à la stabilité financière grâce à l’exploitation de deux de leurs principaux atouts : leur point de vue systémique et leur capacité d’analyse.

Dépasser le cadre de la politique monétaire pour la prévention des crises

Quand nous pensons à l’élargissement du rôle des banques centrales, nous devrions reconsidérer deux notions qui nous ont aidés à faire progresser notre réflexion.

La première est le débat entre « prévenir » et « guérir ». Comme Lars Svensson l’a fait valoir avec éloquence, la politique monétaire est un instrument trop peu nuancé pour être utilisé en vue d’atténuer les vulnérabilités financières; d’autres instruments sont mieux adaptés à cet objectif.

La seconde est l’analogie des lignes de défense, la politique monétaire servant de dernière barrière défensive lorsque d’autres mesures d’atténuation des vulnérabilités financières et des risques systémiques sont inexistantes ou inadéquates. Cette idée laisse entendre que les mesures sont prises successivement. Pensez plutôt à la façon dont nous favorisons la sécurité routière et prévenons les accidents de la route, qui nécessite l’application simultanée de normes dans les domaines suivants :

  • l’éducation et la compétence des conducteurs;
  • la conduite et la sûreté des véhicules automobiles;
  • la qualité des routes et la signalisation appropriée.

Une approche similaire en trois volets pour la stabilité financière supposerait des objectifs clairs, accompagnés des pouvoirs et des instruments nécessaires dans les domaines suivants :

  • l’éducation financière des consommateurs, des prêteurs et des investisseurs, et l’information financière à leur intention;
  • la réglementation et la surveillance microprudentielles;
  • le suivi et la réglementation macroprudentiels.

Une plus grande contribution des banques centrales

Alors, comment les banques centrales peuvent-elles contribuer plus largement à la stabilité financière?

En favorisant cette dernière à l’aide des mesures suivantes.

Premièrement, inciter les emprunteurs et les prêteurs à la prudence.

La plupart des banques centrales publient des revues du système financier ou des rapports sur la stabilité financière, ou participent à leur préparation. Ces publications rendent compte de leur suivi et de leur évaluation des vulnérabilités et des risques financiers, et servent de mécanismes d’alerte précoce. De plus, elles renferment une analyse sous-jacente qui sert de base à la formulation de recommandations en matière de mesures de politique préventives. Elles constituent donc un important moyen par lequel les banques centrales contribuent à la stabilité du système financier.

Par exemple, par l’intermédiaire de sa Revue du système financier, la Banque du Canada a informé les ménages et les établissements prêteurs de son évaluation de la vulnérabilité liée à l’endettement élevé des ménages dans un effort visant à inciter toutes les parties à faire preuve de prudence.

Deuxièmement, renforcer la discipline du marché au moyen d’une transparence accrue.

En rendant publiques leurs analyses et leurs évaluations, les banques centrales peuvent mieux faire connaître les vulnérabilités présentes dans le système financier, les risques et leurs éléments déclencheurs, de façon à ce que les investisseurs et les autres acteurs du marché puissent correctement évaluer les risques et les gérer.

Troisièmement, affermir la réglementation et la surveillance du secteur financier.

Depuis la crise, le cadre de réglementation et de surveillance des systèmes financiers a été renforcé et des normes mondiales plus strictes ont été mises en œuvre dans de nombreux pays. Les banques centrales ont contribué à la définition de ces normes en participant à des forums internationaux, comme le Conseil de stabilité financière et d’autres instances de normalisation. Un exemple éloquent est l’élaboration des réformes réglementaires de Bâle III, qui exigent des banques qu’elles accroissent la quantité et la qualité de leurs fonds propres et qu’elles se conforment à de nouvelles exigences de liquidité et de levier, et qui ont ainsi amélioré la résilience du système bancaire.

Certaines banques centrales, dont la Banque du Canada, ne s’occupent pas de superviser directement la mise en œuvre de ces nouvelles normes, mais elles peuvent aider à évaluer leur efficacité. En collaboration avec des organismes de réglementation, elles peuvent soumettre le système bancaire à des tests de résistance macroprudentiels cohérents et évaluer la capacité de ce dernier à résister à des chocs macroéconomiques de grande ampleur.Ces tests, qui incorporent les vulnérabilités existantes, ont pour principal objectif d’encourager les institutions elles-mêmes, ainsi que les organismes de surveillance, à adopter des mesures correctives visant à améliorer la résilience, au besoin.

En outre, en raison de leur point de vue systémique, les banques centrales peuvent assurer le suivi et l’évaluation des répercussions non souhaitées des normes réglementaires sur le système financier et l’économie réelle, en particulier sur le plan du fonctionnement du marché et de l’accès au crédit.

Quatrièmement, contribuer au suivi du risque systémique et à l’élaboration de mesures macroprudentielles.

Comme je l’ai mentionné, la plupart des banques centrales mènent des analyses approfondies des vulnérabilités financières. De plus, elles effectuent souvent des recherches sur d’éventuelles mesures correctives destinées à atténuer les vulnérabilités et présentent leurs travaux à d’autres organismes responsables de la surveillance macroprudentielle. Les mécanismes visant la mise en commun de cette information varient en fonction du dispositif de politiques macroprudentielles en place dans chaque pays.

Les analyses menées par les banques centrales sont très utiles, puisqu’elles permettent, entre autres, de suivre l’incidence des innovations financières ainsi que les possibilités d’arbitrage réglementaire qui pourraient entraîner des risques, et de cerner les lacunes en matière de données.

Encore une fois, en raison du point de vue systémique des banques centrales et de leur capacité d’analyse, ces apports sont essentiels à la formulation de politiques macroprudentielles appropriées.

De telles mesures de politique peuvent être très variées, mais laissez-moi vous donner un exemple de celles qui ont été mises en œuvre au Canada. Au sortir de la crise, la dette des ménages et les prix des logements ont recommencé à croître plus rapidement que le revenu disponible, du fait de la baisse des taux d’intérêt et de la reprise de l’économie canadienne. Le ministère des Finances et certains organismes, dont la Banque du Canada, ont travaillé de concert pour atténuer cette vulnérabilité systémique grandissante.

L’analyse de la dette des ménages et des prix des logements par la Banque a contribué à la formulation des changements réglementaires qui ont été adoptés. Le gouvernement fédéral a resserré les règles de l’assurance hypothécaire bénéficiant de la caution de l’État, notamment en augmentant la mise de fonds minimale exigée pour l’achat d’une habitation.Pour sa part, l’organisme de réglementation des banques du Canada, le Bureau du surintendant des institutions financières, a publié de nouvelles lignes directrices concernant la souscription de prêts hypothécaires et l’assurance hypothécaire en application des normes mondiales plus strictes.

Ces mesures ont permis de ralentir la croissance des crédits aux ménages et se sont inscrites en complément de la politique monétaire expansionniste de la Banque du Canada en ce que leur effet cible mieux les ménages dont le crédit est de tout premier ordre.

Pour améliorer encore notre contribution à la surveillance macroprudentielle au Canada, nous avons deux aspirations :

1. Élaborer un dispositif de tests de résistance macroprudentiels à l’échelle systémique, qui intègre différents secteurs du système financier, c’est-à-dire les banques, les sociétés d’assurance et les fonds de placement, ainsi que les marchés financiers et les infrastructures financières.

2. Améliorer nos modèles afin de mieux comprendre les interactions entre la politique monétaire et la politique macroprudentielle.

Conclusion

J’aimerais, pour conclure, résumer mes propos.

Le public estime souvent que les banques centrales sont responsables de la stabilité financière. Mais, dans la pratique, il s’agit en fait d’un mandat qu’elles partagent à juste titre avec le gouvernement et d’autres autorités de réglementation et de surveillance financières. Ainsi, bien qu’elles ne disposent pas, elles-mêmes, d’un large éventail d’instruments pour atténuer les vulnérabilités financières, elles disposent dece point de vue systémique, qu’elles peuvent utiliser, et qu’elles utilisent, pour favoriser la stabilité financière en publiant leurs analyses des vulnérabilités et des risques financiers, et en formulant des recommandations sur les mesures de politique préventives.

En définitive, la façon dont les banques centrales contribueront, conjointement avec d’autres autorités publiques, à la stabilité financière dépendra du dispositif macroprudentiel en place. Ce que nous avons appris des participants à ce colloque, c’est que ce dispositif varie d’un pays à l’autre – il reflète généralement des différences sur le plan du cadre institutionnel – et que les diverses structures semblent bien fonctionner. C’est pourquoi la grande leçon à tirer de ces constatations est que la forme du dispositif compte moins que sa fonction et que le succès se mesure d’après les résultats macroprudentiels, à savoir une réduction du risque systémique et des cas de fortes tensions financières.

En plus de redoubler d’efforts pour favoriser la stabilité financière, les banques centrales doivent garder la politique monétaire au centre de leurs activités afin d’atteindre l’objectif de stabilité des prix et de stabilité macroéconomique. Ce sont les conditions nécessaires à la stabilité financière.

An nom de mes collègues de la Banque du Canada présents aujourd’hui, je vous remercie d’avoir participé à ce colloque et de nous avoir présenté votre point de vue sur cette importante question.