Réflexions sur l'ordre économique et monétaire international
Je voudrais vous entretenir aujourd'hui d'une question centrale pour l'évolution de l'économie mondiale : celle de la résorption des importants déséquilibres économiques internationaux, qui sont devenus un sujet de préoccupation grandissant pour les acteurs du marché et les décideurs à l'échelle du globe. Je parle, bien entendu, du déficit persistant et croissant de la balance courante des États-Unis, auquel font écho les excédents substantiels de celle d'autres pays, notamment asiatiques.
Jusqu'ici, les marchés financiers mondiaux sont parvenus à composer avec ces déséquilibres d'une façon plutôt ordonnée. Et on peut raisonnablement présumer qu'ils continueront à le faire à court terme. Des déséquilibres de cette ampleur deviendront toutefois insoutenables à moyen terme. À un moment donné, il faudra y remédier. Pourquoi? D'une part, parce que la dette extérieure d'un pays ne peut grossir indéfiniment en proportion de son PIB. Tôt ou tard, les investisseurs vont commencer à résister à l'idée d'accroître davantage leurs crédits dans ce pays, même si sa monnaie constitue une monnaie de réserve, comme c'est le cas pour les États-Unis. D'autre part, parce que l'accumulation de réserves de change en Asie finira par alimenter l'expansion monétaire et pousser l'inflation à la hausse dans cette région. De tels déséquilibres seront corrigés à la longue, soit de manière ordonnée, soit abruptement. La question qui se pose est donc de savoir si les politiques économiques et l'ordre monétaire international actuels sont susceptibles de faciliter une résorption ordonnée de ces déséquilibres. Si tel n'est pas le cas, quels changements seraient alors nécessaires pour réduire les risques d'un ajustement brusque et désordonné?
Les causes des déséquilibres mondiaux
Avant de traiter des solutions et des remèdes, permettez-moi de décrire brièvement la nature et les causes des déséquilibres mondiaux observés actuellement. Essentiellement, ceux-ci sont liés aux flux financiers internationaux découlant de divergences entre l'épargne et l'investissement. Plus précisément, depuis une dizaine d'années, de nombreux pays ont accru leur épargne de façon très marquée, alors que les États-Unis réduisaient la leur et devenaient de plus en plus dépendants des emprunts étrangers.
Les causes de la hausse de l'épargne à l'extérieur des États-Unis sont multiples. Après la crise qui a frappé l'Asie en 1997-1998, nombre de pays de cette région ont constitué des réserves de change importantes pour ne plus avoir à se tourner vers l'aide internationale en cas de nouvelle crise. Le mouvement a aussi été suivi par les pays les moins touchés, comme la Chine. Mais surtout, les politiques de stimulation des exportations adoptées par beaucoup de pays asiatiques en vue d'alimenter la croissance ont aggravé la situation. Certains États ont tenté activement d'empêcher leur monnaie de s'apprécier en intervenant sur les marchés des changes. Ce faisant, non seulement ils accentuent les déséquilibres, mais ils sont perçus par certains comme cherchant à consolider un avantage commercial déloyal et à laisser à d'autres pays le fardeau de l'ajustement mondial.
Certes, l'Asie n'est pas la seule à voir son épargne s'accroître. En Allemagne, par exemple, deux facteurs ont été à l'origine de la progression sensible de l'épargne ces dernières années : la fin de la reconstruction à la suite de la réunification du pays en 1989 et la réforme du système de pension de l'État. Certains pays exportateurs de pétrole, y compris la Russie, ne sont pas en reste non plus. Et quelques pays en développement, comme le Brésil, sont désormais des épargnants nets, après avoir été d'assez gros emprunteurs nets.
L'épargne nationale a vivement reculé aux États-Unis. Les rendements élevés attendus des marchés boursiers à la fin des années 1990 ont attiré des flux financiers considérables chez nos voisins du sud. Les importants gains en capital, réalisés d'abord sur les actions à la fin des années 1990, puis dans le secteur du logement ces dernières années, ont entraîné un recul net de l'épargne des ménages sur leur revenu courant. Qui plus est, les bas taux d'intérêt observés après 2001 et, surtout, le renversement de la situation budgétaire des États-Unis après 2000, ont contribué à accentuer le recul de l'épargne nette dans ce pays. Résultat, le déficit courant américain — qui représente le niveau de désépargne nette aux États-Unis — se chiffre maintenant à environ 6 % du PIB.
Pourquoi les déséquilibres mondiaux posent problème
On pourrait se demander pourquoi les décideurs devraient se soucier de la résorption des déséquilibres. Après tout, il devrait être possible pour les marchés financiers mondiaux de mettre en relation emprunteurs et épargnants de pays différents. Un tel processus favoriserait une croissance plus vigoureuse dans le monde, puisque les pays disposant d'une épargne excédentaire pourraient investir là où l'épargne intérieure est insuffisante.
Au sein d'un pays, des déséquilibres régionaux entre l'épargne et l'investissement apparaissent constamment. Et normalement, ils ne causent pas de souci, car il existe des mécanismes de marché efficaces pour les corriger. Les salaires et les prix relatifs varient, tout comme le rendement relatif du capital. Ces différences font fluctuer le taux de change réel entre les régions et offrent de la sorte un mécanisme d'équilibrage. Le fait que la main d'oeuvre soit mobile à l'intérieur d'un pays facilite un ajustement ordonné.
Dans une optique mondiale toutefois, les déséquilibres sont préoccupants. D'abord, les mécanismes de marché qui permettent aux déséquilibres internationaux de se résorber perdent une partie de leur efficacité et peuvent créer davantage de perturbations, car la main d'oeuvre est moins mobile entre les pays. Par conséquent, pour que les salaires et les prix puissent jouer leur rôle stabilisateur, leurs variations relatives doivent être plus prononcées. En outre, certaines politiques nationales et internationales, de même que les interventions sur les marchés des changes, entravent ces variations essentielles. De fait, quelques-unes de ces politiques aggravent la situation. Ce qui est inquiétant, donc, c'est que plus ces déséquilibres tardent à être corrigés, plus le processus de correction risque d'être désordonné et plus grands sont les risques de mesures protectionnistes qui peuvent causer des dommages considérables à l'économie du globe.
Les politiques qui font obstacle à la correction des déséquilibres
Voyons maintenant d'un peu plus près quelques-uns des principaux obstacles à la résorption des déséquilibres. Certains d'entre eux sont des politiques nationales, tandis que d'autres relèvent de l'ordre monétaire international. Permettez-moi de traiter d'abord des politiques nationales. Beaucoup de ces obstacles ont été cernés lors des discussions des réunions du G7 au cours des deux dernières années.
Manifestement, jusqu'ici, les progrès sur le plan des réformes structurelles sont insuffisants. Cette constatation est plutôt frustrante, étant donné qu'il existe un consensus raisonnable quant aux mesures à prendre dans chaque pays. Premièrement, les politiques microéconomiques devraient permettre aux marchés des biens et du travail de fonctionner aussi efficacement que possible et de jouir d'un maximum de flexibilité. Sur ce point, presque tous les pays, le Canada y compris, ont fait de belles déclarations, mais tardent quelque peu à agir. Deuxièmement, des politiques énergiques doivent soutenir la création et le maintien d'un système financier solide capable d'allouer avec efficience l'épargne nationale et étrangère. Sur ce plan, on constate certains progrès, quoique lents. Le Forum sur la stabilité financière et la Banque des Règlements Internationaux ont fait oeuvre utile. Beaucoup, cependant, reste à faire. Troisièmement, chaque pays doit mener une politique budgétaire qui lui permette d'atteindre un ratio de la dette publique au PIB viable. Les pays qui n'ont pas réalisé un équilibre budgétaire structurel devraient s'efforcer de le faire, et ceux qui l'ont fait, le maintenir. Or, il existe des difficultés réelles à ce chapitre aux États-Unis, en Europe, au Japon et dans certains pays en développement.
Une telle approche menée sur plusieurs fronts, qui vise à supprimer les obstacles découlant des politiques nationales en place, permettrait sûrement aux mécanismes de marché de corriger dans une large mesure les déséquilibres mondiaux de manière ordonnée. Toutefois, je doute que cette approche parvienne à elle seule à régler tous les problèmes si les taux de change réels ne peuvent s'ajuster au moment opportun.
Les mouvements de taux de change réels peuvent découler de variations de taux de change nominaux, de variations des salaires et des prix relatifs ou d'une combinaison des deux. Mais lorsque le taux de change nominal est fixe, l'ajustement du taux de change réel ne peut s'effectuer que par l'intermédiaire de fluctuations marquées des salaires et des prix relatifs. En théorie, cela peut se faire, pourvu que les salaires et les prix soient extrêmement flexibles, tant à la hausse qu'à la baisse. Mais un tel degré de flexibilité n'existe pratiquement pas. Par conséquent, lorsque les taux de change sont fixes, les ajustements économiques mondiaux peuvent quand même s'effectuer, mais au prix fort : la production diminue et le chômage augmente dans les pays dont la balance courante est déficitaire, et l'inflation monte en flèche dans ceux où elle est excédentaire.
Cependant, même si cet ajustement est coûteux, il donne des résultats, dans la mesure où les pays qui fixent le cours de leur monnaie en intervenant sur les marchés des changes ne contrebalancent pas les conséquences monétaires de cette intervention en la « stérilisant ». Il s'agit là d'un point important. La stérilisation de l'intervention empêche temporairement les variations des salaires et des prix qui permettent l'ajustement économique nécessaire. En pareils cas, l'ajustement est retardé, aussi bien là où le solde de la balance courante affiche un excédent que là où il accuse un déficit. Cette approche ne permet pas d'éviter l'ajustement et les coûts qui y sont associés, mais seulement de les différer. En fait, les coûts finissent généralement par être plus élevés qu'ils ne l'auraient été autrement, précisément à cause de ce retard. Pour véritablement réduire ces coûts au minimum, il n'y a pas d'autre moyen que de permettre le flottement des taux de change nominaux.
La capacité d'un régime de changes flexibles de faciliter les ajustements économiques a été un facteur déterminant dans la décision du Canada de laisser flotter sa monnaie en 1950. Vers la fin des années 1990, la plupart des pays industrialisés et de nombreuses économies de marché émergentes avaient d'ailleurs fait le même choix. D'autres pays, particulièrement en Asie, ont opté pour un régime de changes fixes. Toutefois, certains d'entre eux, en stérilisant leur intervention sur les marchés des changes, ont rejeté les mécanismes d'ajustement qui devraient aller de pair avec un tel régime. Et en stérilisant leur intervention, non seulement ils accumulent des réserves de change encore plus considérables, mais surtout, ils nuisent à l'efficience de leur économie intérieure et entravent la résorption des déséquilibres.
Des obstacles présents en Europe, aux États-Unis et en Asie mettent donc un frein à une résolution ordonnée et rapide des déséquilibres mondiaux. Résultat, ceux-ci s'accentuent, ce qui accroît le risque d'une correction désordonnée à plus ou moins longue échéance. En outre, plus on retarde l'ajustement, plus on court le risque que les pays industrialisés prennent des mesures protectionnistes à l'encontre des économies de marché émergentes qui sont perçues comme ne jouant pas selon les règles du jeu.
Les règles du jeu
Alors, quelles politiques offrent les meilleures chances de favoriser une correction ordonnée des déséquilibres? En d'autres termes, quelles devraient être les « règles du jeu »? J'ai déjà parlé du consensus établi quant à la nécessité d'agir à l'échelle nationale. Maintenant, je veux vous entretenir de ce qui serait souhaitable sur la scène internationale.
Tout d'abord, nous devons certainement maintenir et même accroître la libre circulation des biens et des services d'un pays à l'autre. Pour y arriver, il faut améliorer davantage les règles du libre-échange dans le cadre des négociations de Doha, et renforcer le rôle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) dans l'application de ces règles. Comme vous le savez, les efforts dans cette voie progressent beaucoup plus lentement que ce à quoi nous nous attendions il y a trois ans, et je crois que les perspectives d'une amélioration notable ne sont pas aussi bonnes que nous l'espérions. N'oublions pas cependant que le dernier cycle de négociations a duré dix ans. Il est donc important d'aller de l'avant et d'appuyer les mesures prises par l'OMC pour faire observer les règles.
Naturellement, le libre-échange repose sur le bon fonctionnement des marchés de capitaux, ainsi que sur des régimes de change qui laissent les forces d'équilibrage des marchés jouer un plus grand rôle dans le processus d'ajustement. Tout comme le commerce mondial reçoit un soutien essentiel de l'OMC, le système monétaire international nécessite lui aussi l'appui d'un organisme efficace. C'est le Fonds monétaire international (FMI) qui a hérité de cette mission en vertu des accords de Bretton Woods. Mais alors que les conditions financières se sont transformées de façon considérable à l'échelle du globe, le FMI est aujourd'hui, à bien des égards, la même institution que celle créée en 1944 en pleine époque des régimes de changes fixes.
Je tiens à préciser que la mission première du FMI — la promotion d'un ordre international propice à la croissance économique et à l'investissement — demeure pertinente et importante. De plus, les principales responsabilités du Fonds, soit la surveillance, l'octroi de prêts et l'aide fournie aux États membres relativement au développement de leur infrastructure financière et de marchés des biens et du travail efficients, sont appropriées. Mais le Fonds pourrait, et devrait, faire son travail de façon plus efficace. Il doit évoluer pour tenir compte des réalités actuelles.
En gros, il devrait effectuer des changements dans quatre domaines. Premièrement, il faut reconnaître que l'institution n'a guère d'influence directe sur les politiques des États membres non emprunteurs. Par conséquent, sa capacité d'influer sur les discussions entourant des problèmes sérieux sur la scène mondiale, tels que les déséquilibres extérieurs, est fonction de la qualité de la surveillance des enjeux économiques et financiers qu'il exerce, des conseils qu'il offre et de son habileté à communiquer son message. Le FMI devrait axer sa surveillance sur les problèmes systémiques qui peuvent nuire à la stabilité financière mondiale — un secteur où son expertise particulière lui confère un net avantage par rapport à d'autres institutions. Cette surveillance doit être perçue comme indépendante des autorités nationales de même que des activités de prêt du Fonds. Ces fonctions de surveillance et d'analyse doivent être renforcées et elles ne doivent pas être subordonnées à son rôle de prêteur.
Deuxièmement, dans un monde où les capitaux privés circulent librement, nous devons compter sur les mécanismes de marché pour résoudre les crises financières, le cas échéant. Le FMI doit certes continuer de fournir une aide financière aux membres qui éprouvent des problèmes de liquidités, mais une telle aide a des limites : les réserves du FMI ne sont pas, ne peuvent pas être et ne devraient pas être inépuisables.
Troisièmement, afin de contribuer à orienter les attentes des marchés concernant l'ampleur de l'aide officielle, nous devons faire clairement comprendre que les prêts accordés par le FMI le sont à titre exceptionnel. Si les acteurs du marché ne sont pas en mesure de prévoir les interventions du Fonds, et le montant de celles-ci, le cas échéant, ils sont incapables de prendre les décisions appropriées en matière de crédit. Si nous ne définissons pas précisément les règles régissant l'accès aux ressources du Fonds, nous nous exposons à des retards dans la résolution des crises ainsi qu'à un risque moral. Ces règles doivent aussi être dissociées, dans la mesure du possible, des considérations d'ordre politique et ne permettre l'utilisation des fonds que pour résoudre des problèmes de liquidités. L'octroi de prêts supplémentaires aux pays insolvables n'aide ni l'emprunteur ni les autres créanciers. À cet égard, le FMI doit améliorer sa capacité de distinguer entre les cas d'illiquidité et d'insolvabilité.
Dernier point, mais non le moindre, le FMI doit remplir plus efficacement le rôle qui lui est dévolu, celui de permettre les discussions sur les problèmes économiques mondiaux en vue de leur résolution. En effet, il devrait être considéré comme l'endroit par excellence où les autorités nationales peuvent se réunir autour d'une table pour débattre franchement des grands enjeux communs à toutes. Par ailleurs, le Fonds doit faire preuve du même esprit de collaboration que celui qui animait l'OCDE dans les années 1960 et 1970, au moment où cet organisme aidait à instaurer un ordre économique libéral et un cadre axé sur la libéralisation accrue des échanges commerciaux.
Il est toutefois difficile de discuter des problèmes et de les résoudre lorsque des acteurs importants estiment qu'ils ne sont pas représentés adéquatement. Il faut absolument se doter d'une institution financière internationale qui soit perçue comme répondant aux besoins de tous les membres. Un réexamen de la représentation de l'Asie et des autres économies de marché émergentes, ainsi que des répercussions des changements apportés à ce chapitre sur leur quote-part et leur droit de vote au Conseil d'administration du FMI serait un bon point de départ.
Une plus grande participation des États membres de l'Asie au FMI va de pair avec une responsabilité accrue de ceux-ci à l'égard du succès du Fonds en sa qualité de gardien des systèmes monétaire et financier internationaux. De fait, en assumant une responsabilité plus importante, les pays asiatiques affirmeraient leur engagement envers les grands objectifs du Fonds. Qui plus est, en étant en mesure de miser davantage sur les atouts de ces économies, le FMI serait mieux placé pour s'acquitter de sa tâche correctement.
Conclusion
J'espère sincèrement qu'à la suite de l'examen stratégique dont il fait l'objet actuellement, le FMI accomplira des progrès dans les quatre domaines que j'ai mentionnés. La création d'une institution mondiale pour le XXIe siècle revêt une extrême importance, non seulement pour le Canada, mais pour toutes les nations.
Si le FMI accroît son efficacité, il pourra contribuer aux initiatives déployées à l'échelle du globe pour résorber les déséquilibres mondiaux de manière ordonnée. Mais une institution internationale ne peut tout faire elle-même. Les décideurs des différents pays doivent veiller à être un élément de la solution et non du problème. Tous les pays doivent se rendre compte qu'il est essentiel d'établir les politiques nationales saines dont j'ai parlé plus tôt, à savoir la promotion de la flexibilité sur les marchés, la création et le maintien d'un système financier solide ainsi que la mise en oeuvre de politiques budgétaires et monétaires judicieuses. Manifestement, les pays ont tout intérêt, sur le plan national, à appliquer de telles politiques. Mais les avantages se feraient aussi sentir au-delà des frontières. Si nous suivons tous des politiques appropriées, les mécanismes de marché seront en mesure d'écarter le danger posé par les déséquilibres mondiaux. Ce résultat servira les intérêts de tous.