La tenue de l'économie canadienne à la fin du XXe siècle
À l'aube du XXIe siècle et d'un nouveau millénaire, on peut difficilement résister à la tentation à la fois d'effectuer une rétrospective des dernières décennies et de jeter un regard sur l'avenir.
Si vous demandez aux Canadiens de se remémorer le passé, un grand nombre d'entre eux vous diront que l'ensemble de la société et eux-mêmes, individuellement, ont vécu des moments difficiles sur le plan économique.
Toutefois, ceux dont les souvenirs remontent à plus loin se rappelleront le climat économique remarquable que nous avons connu entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le début des années 1970. De fait, au sortir de la guerre, la tenue de l'économie canadienne était relativement robuste contrairement à celle des pays européens ravagés. En outre, la productivité n'a cessé d'augmenter de façon substantielle tout au long des années 1950 et 1960, en raison de la révolution dans l'agriculture, de la modernisation et de l'expansion forcées des usines canadiennes durant la guerre ainsi que de l'évolution rapide de la technologie et des procédés industriels qui a suivi.
Tous ces facteurs ont concouru à faire augmenter considérablement le niveau de vie au Canada dans l'après-guerre, alors que beaucoup avaient craint une récession. Et malgré l'exode rural, le taux de chômage global est demeuré faible. Parallèlement, la croissance rapide a entraîné une hausse des recettes fiscales, ce qui a permis aux gouvernements de développer de plus en plus les systèmes de protection sociale sans que les contribuables n'en soient vraiment incommodés.
Par comparaison, la tenue qu'a affichée notre économie au cours des 25 années qui ont suivi la période de prospérité d'après-guerre a causé une certaine déception et de l'inquiétude.
Diverses raisons ont été évoquées pour expliquer les moins bons résultats économiques enregistrés depuis le début des années 1970. J'aimerais vous entretenir des quatre grandes tendances pouvant être dégagées à cet égard, à savoir la forte inflation des années 1970 et 1980, les déficits budgétaires importants qui n'ont cessé d'augmenter entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1990, le ralentissement de la croissance de la productivité et le fléchissement des cours des produits de base.
Ce soir, je compte examiner avec vous les répercussions que ces tendances ont eues sur l'économie au cours des 25 dernières années. Le sentiment de désillusion à l'égard de la situation économique que les Canadiens ressentent depuis le début des années 1990 provient en majeure partie de la difficulté que le pays a éprouvée à inverser ces tendances ou à s'adapter à elles. Heureusement, des progrès considérables ont été réalisés dans plusieurs domaines. Il y a donc maintenant lieu d'être optimiste en ce qui concerne l'avenir économique du Canada.
Les effets néfastes d'un taux d'inflation élevé
Une fois passés les goulots d'étranglement qui ont suivi la fin de la guerre, le taux d'inflation s'est maintenu à un peu plus de 2 % en moyenne jusqu'en 1972. Puis, au cours des deux décennies suivantes, il a plus que triplé.
Mais l'inflation ne s'est pas accélérée qu'au Canada. Dans un grand nombre de pays, la politique monétaire était devenue beaucoup trop expansionniste vers la fin des années 1960, notamment parce que les décideurs publics croyaient, à tort, qu'en réglant avec précision les rouages de l'économie et en tirant parti d'un arbitrage perçu entre l'emploi et l'inflation, on pouvait accroître le bien-être économique de la population.
Une des premières conséquences de la grande souplesse des conditions monétaires à l'échelle mondiale a été le vif renchérissement, au début des années 1970, du pétrole et d'autres produits de base. Les pays qui comme le Canada sont de gros producteurs de matières premières ont connu une augmentation importante de leurs revenus et de leur richesse. Mais ils ont aussi été confrontés à de fortes pressions de la demande et à une hausse de l'inflation. La vague inflationniste qui a déferlé sur le Canada a été particulièrement forte, le taux d'inflation atteignant 12 % en 1974.
Une fois l'inflation parvenue à de tels niveaux, il s'est avéré très difficile de l'infléchir. Année après année, les attentes d'une inflation élevée s'enracinaient de plus en plus profondément.
Une forte inflation assombrit gravement les perspectives économiques, car elle rend l'avenir particulièrement incertain. Les taux d'intérêt augmentant à cause de l'inflation et des primes de risque plus élevées que les prêteurs exigent pour compenser l'incertitude accrue, le financement à long terme s'obtient moins facilement et à un coût supérieur. Au lieu de servir à des investissements productifs, les ressources sont détournées vers des placements spéculatifs dans des actifs immobiliers ou d'autres avoirs financiers. Et en raison de certaines dispositions de notre régime fiscal, l'inflation incite les entreprises à emprunter davantage. Non seulement ce genre d'excès mène inévitablement à des récessions, mais en plus il en accentue la gravité. C'est d'ailleurs ce qui s'est produit au Canada durant les années 1970 et 1980.
Les conséquences des déficits publics persistants et d'un endettement croissant
La forte inflation qui a sévi est aussi responsable en partie du phénomène d'accumulation des déficits publics qui s'est amorcé au Canada au milieu des années 1970.
Au début, l'inflation a eu tendance à accroître les revenus des gouvernements, ce qui les a encouragés à dépenser davantage. Cependant, lorsque les répercussions de l'inflation sont devenues plus manifestes, les pressions provenant du public ont entraîné l'ajout de clauses d'indexation dans le régime d'impôt sur le revenu des particuliers, et la progression des recettes publiques a commencé à ralentir. Malheureusement, ce ralentissement n'a pas été contrebalancé par une meilleure maîtrise des dépenses.
Dans l'ensemble du secteur public canadien, sur la base de la comptabilité nationale, les dépenses totales au titre des programmes (excluant les coûts du service de la dette) sont passées de 37 % du produit intérieur brut (PIB) en 1975 à un sommet de 43 % en 1992 (année de récession). Durant la même période, le déficit budgétaire a plus que triplé, atteignant 8 % du PIB. En outre, le ratio de l'encours net de la dette au PIB a grimpé, passant de moins de 10 % à 60 %, et a même atteint 70 % au milieu des années 1990.
Au cours des années 1980 et au début des années 1990, l'augmentation des dépenses de l'État a soulevé de plus en plus d'inquiétude au sujet de l'efficience de l'utilisation qui était faite des ressources économiques.
Sous l'angle de l'élaboration des politiques, la principale préoccupation était que l'accumulation d'importants déficits poussait le ratio de la dette au PIB à des niveaux insoutenables et provoquait une montée des primes de risque incorporées à nos taux d'intérêt.
Les coûts économiques de l'endettement croissant du Canada sont devenus très clairs après 1991, lorsque notre taux d'inflation a chuté. Les taux d'intérêt à moyen et à long terme ont été lents à s'ajuster. Cela est dû principalement au fait que les primes de risque demeuraient élevées, les marchés craignant que les gouvernements choisissent de réduire le fardeau de la dette par l'entremise de l'inflation, autrement dit, par le recours à la planche à billets. La vulnérabilité du Canada à de telles craintes est devenue particulièrement manifeste durant la crise du peso mexicain.
Le haut niveau des taux d'intérêt a fait qu'une plus grande part de nos revenus devait être versée aux détenteurs des titres de dette émis à l'étranger par nos secteurs public et privé. Cela a appauvri le Canada. De plus, ces taux élevés n'étaient pas propices à l'investissement, ce qui, jusqu'à un certain point, nous amène à la troisième tendance « décevante » de ce dernier quart de siècle, à savoir le ralentissement de la croissance de la productivité.
Le ralentissement de la croissance de la productivité
La question de la productivité a suscité bien des discussions au Canada ces derniers temps. Et à juste titre, puisqu'elle constitue un élément crucial de l'accroissement des revenus et de l'amélioration du niveau de vie au fil du temps.
Malheureusement, le débat a été compliqué par le fait qu'il existe plus d'une mesure de la productivité et qu'il semble souvent difficile de faire la distinction entre la croissance et le niveau de la productivité. Par surcroît, les choses deviennent encore plus complexes lorsqu'on essaie d'établir des comparaisons entre les pays.
Après avoir connu une progression vigoureuse entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le début des années 1970, la productivité au Canada s'est mise à piétiner. L'avance de la production par travailleur a ralenti, passant d'un taux moyen d'environ 3 % dans les années 1950 et 1960 à 1 % dans les années 1980 et 1990.
La croissance de la productivité a aussi décéléré dans les autres pays industriels au cours de cette période, y compris aux États-Unis. De fait, les gains moyens réalisés au chapitre de la productivité du travail par les entreprises canadiennes et américaines ont été sensiblement les mêmes au cours des 25 dernières années. Ainsi, l'écart en faveur des États-Unis qui existait entre les niveaux de productivité des deux pays ne s'est pas réellement creusé, mais il ne s'est pas amenuisé non plus. Par ailleurs, la croissance de la productivité aux États-Unis semble s'être vivement ressaisie au cours des quelque douze derniers mois.
Je ne suis pas en mesure d'expliquer totalement ce qui est à l'origine de ce ralentissement de la croissance de la productivité au Canada. Mais je peux affirmer que la forte inflation et les importants déficits budgétaires qui ont marqué la majeure partie du dernier quart de siècle n'ont pas favorisé la croissance de la productivité. Ils ont au contraire généré des taux d'intérêt élevés et une très grande incertitude face à l'avenir, deux facteurs propres à décourager les investissements dans les nouvelles technologies et les nouveaux biens d'équipement, lesquels contribuent aux gains de productivité.
Le fléchissement des cours des produits de base
La dernière des quatre tendances que j'ai énumérées précédemment est la baisse des cours des principaux produits de base canadiens.
Du début des années 1970 à aujourd'hui, cette baisse a été de 45 % environ, une fois les prix internationaux de ces produits en dollars É.-U. corrigés de l'augmentation du niveau général des prix durant cette période. Une chute de cette ampleur du cours de certains des grands produits d'exportation du Canada ne peut qu'avoir un effet marquant sur notre niveau de vie.
Le fait d'isoler dans le temps les événements des 25 dernières années fait paraître ce recul des prix et ses conséquences sur l'économie plus graves qu'ils ne le sont en réalité. En effet, au début de la période, les prix des produits de base ont bondi pour atteindre des sommets inégalés en réponse à l'application, partout dans le monde, de politiques monétaires expansionnistes — comme je l'ai déjà signalé — et ils sont restés généralement élevés pendant près d'une décennie avant de se replier.
Pour mieux comprendre la situation, il convient d'examiner l'évolution à plus long terme des prix des produits de base. Il devient alors évident que les prix de ces produits étaient extrêmement élevés au cours des dix premières années de ce quart de siècle et qu'une bonne part de la baisse enregistrée par la suite s'inscrivait dans un mouvement de retour à des niveaux plus « normaux ». De fait, de la fin des années 1960 à la fin des années 1980, le niveau des prix des produits de base corrigés de l'inflation a peu varié dans l'ensemble.
Nous devons aussi nous rappeler qu'une part du fléchissement des cours des produits de base est attribuable à la découverte de nouveaux gisements, à la mise au point de méthodes d'extraction plus efficientes et à une réduction des coûts de production. En l'absence de l'effet compensatoire de ces facteurs, l'importance des produits de base dans notre économie ainsi que les bénéfices et les cours des actions des industries canadiennes d'exploitation des ressources naturelles auraient diminué bien davantage.
Vue sous cet angle, la baisse enregistrée par les prix des produits de base au cours des 25 dernières années n'est pas aussi dramatique qu'il n'y paraît de prime abord. Je suis bien conscient cependant que la chute survenue en 1997 et 1998, qui était due à la crise financière en Asie, a particulièrement ébranlé la perception qu'ont les Canadiens de leur bien-être économique. Au cours de cette période, les prix des produits de base corrigés des effets de l'inflation ont touché un creux inégalé depuis la fin de la guerre, ce qui a entraîné une dépréciation substantielle de notre monnaie.
Que nous réserve l'avenir?
Jusqu'à maintenant, j'ai soutenu que l'inflation élevée, les importants déficits publics, le ralentissement de la croissance de la productivité et le fléchissement des cours des produits de base ont eu tendance à faire obstacle à l'expansion économique au cours des 25 dernières années. Mais j'ai aussi affirmé, au début de mon allocution, qu'une bonne part des difficultés et des inquiétudes qu'ont éprouvées les Canadiens durant les années 1990 est liée aux effets des puissants correctifs qu'il a fallu appliquer pour que l'économie se redresse. Les succès que nous avons connus jusqu'à maintenant à cet égard sont de bon augure pour l'avenir.
Le taux d'inflation au Canada a baissé de façon spectaculaire et se situe à moins de 2 % en moyenne depuis 1992. De plus, la Banque du Canada et le gouvernement canadien ont établi conjointement des cibles dans le but de maintenir l'inflation à un niveau bas et stable à l'avenir. Mais fait plus important encore, les Canadiens s'attendent maintenant à ce que le taux d'inflation reste bas et les projets qu'ils font reflètent cette attente.
À l'heure actuelle, les budgets du gouvernement fédéral et de la plupart des gouvernements provinciaux sont équilibrés ou excédentaires. Le ratio de l'ensemble de la dette publique au PIB, qui avait touché un sommet de 70 % en 1996, a été ramené à 63 % depuis. Ce ratio devrait poursuivre sa baisse compte tenu de la prudence qui caractérise les politiques budgétaires poursuivies à l'heure actuelle.
Il est difficile de prédire si nous réaliserons de nouveaux gains de productivité. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que les progrès que nous avons accomplis dans la lutte contre l'inflation et l'assainissement de nos finances publiques, conjugués aux bas taux d'intérêt qui en ont résulté, ont permis l'instauration du climat le plus propice à l'amélioration de la productivité que nous ayons connu depuis longtemps. En outre, les entreprises canadiennes ont procédé à des restructurations majeures dans les années 1990 pour faire face à la compétitivité croissante sur les marchés mondiaux. Leurs investissements se sont accrus à un rythme rapide récemment et un nombre grandissant d'entre elles adoptent de nouvelles techniques de production.
Il est intéressant de noter également qu'après huit années d'expansion économique, l'accroissement de la productivité aux États-Unis s'est accéléré plutôt que d'avoir marqué le pas, comme cela est habituellement le cas à ce stade du cycle économique. Les tensions actuelles sur les marchés du travail semblent avoir suscité un niveau record d'investissement dans ce pays et une utilisation encore plus efficiente de la technologie. Bien que la croissance des investissements en machines et matériel au Canada ait été un peu inférieure à celle des États-Unis, les nouvelles technologies ne sont pas l'apanage de nos voisins du sud. J'espère donc que nous aussi, au Canada, nous tirerons parti de l'adoption de technologies nouvelles et verrons notre productivité s'accroître.
Pour ce qui est de l'évolution des cours des produits de base, nous avons assisté déjà à une légère remontée cette année. Mais pour que celle-ci s'accentue, il faut que l'économie mondiale se raffermisse, et notamment qu'il y ait une reprise de l'activité au Japon et dans le reste de l'Asie.
Il convient aussi de signaler à ce propos que l'importance relative des produits de base dans l'économie canadienne a diminué. La part que ces produits occupent dans l'ensemble de nos exportations est passée de 60 % dans les années 1970 et 1980 à environ la moitié de ce chiffre actuellement.
Je me dois d'ajouter que le régime de taux de change flottant que nous avons au Canada a joué son rôle en aidant l'économie à absorber la baisse des prix des produits de base. La dépréciation qu'a subie le dollar canadien en 1997 et 1998 tenait en grande partie aux retombées de la crise asiatique sur les prix des produits de base. Elle a contribué à amortir les effets négatifs de la baisse des prix de ces produits sur notre secteur des ressources. Mais, d'abord et avant tout, elle a aidé à stimuler la demande d'autres biens canadiens d'exportation et de biens se substituant aux importations, particulièrement dans le secteur manufacturier, ce qui favorise une diminution de la production de matières premières au profit de celle d'autres biens exportables.
Bien que je trouve cette réorientation tout à fait appropriée pour l'économie canadienne, je ne suis pas d'accord avec certaines propositions qui ont été faites récemment et selon lesquelles il faudrait accélérer le déplacement des capacités du secteur des produits de base vers les industries dites plus modernes, fondées sur le savoir. Si les prix des produits de base ne se redressent pas et restent à leurs planchers actuels et que, par voie de conséquence, les marges bénéficiaires continuent d'être faibles, ce déplacement se fera tout naturellement. Mais pour l'heure, les produits de base jouent encore un rôle important dans la richesse du Canada et le niveau de vie de ses habitants, et il devrait en être ainsi pendant quelque temps encore.
Pour conclure, je dirai simplement que les 25 dernières années n'ont pas été faciles. Elles ont été moins prospères dans l'ensemble que ce que bien des Canadiens avaient anticipé à la lumière de l'expérience qu'ils avaient vécue dans les années 1950 et 1960.
Mais, à mesure que nous nous approchons du tournant du siècle, nous pouvons tirer un réconfort des progrès remarquables que nous avons accomplis ces derniers temps dans la solidification des fondements de notre économie. J'ai donc tout lieu d'être optimiste au sujet de notre capacité d'améliorer nos résultats économiques et de relever avec assurance les défis de demain.