L'avènement de l'euro : son incidence économique et les leçons à tirer de cette expérience

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Nous venons tout juste d'assister à l'aube d'une nouvelle ère en Europe. Depuis le début de janvier, onze des quinze pays membres de l'Union européenne sont réunis au sein d'une union monétaire et utilisent une monnaie commune, l'euro. Cette union monétaire constitue un nouveau jalon sur la voie de l'intégration économique, sociale et politique en Europe, un objectif poursuivi depuis environ cinquante ans.

Certes, il s'agit là d'un accomplissement remarquable. D'autant plus qu'il n'y a pas si longtemps encore, de nombreux observateurs ne cachaient pas leur scepticisme, doutant fortement que ces pays soient prêts à abandonner leur monnaie nationale ou encore qu'ils soient capables de satisfaire aux critères de convergence qui leur étaient imposés.

Naturellement, le lancement de l'euro a suscité beaucoup d'intérêt au Canada et a même incité certains à avancer que nous devrions envisager des dispositions monétaires semblables à celles de l'Europe, comme prolongement de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

Aujourd'hui, j'aimerais vous entretenir de quelques-unes des implications économiques de l'union monétaire européenne. Je tenterai ensuite d'examiner si ce concept de monnaie commune est applicable au contexte nord-américain et si le Canada devrait envisager un nouveau système monétaire inspiré du modèle européen.

La monnaie européenne commune

L'arrivée de l'euro constitue sans nul doute un événement économique que l'on peut qualifier d'historique. De fait, certains des engagements pris par les États membres de l'union monétaire sont considérables. Au début du mois, onze pays européens ont arrêté des parités définitives pour leur taux de change, adopté une monnaie commune et cédé la conduite de leur politique monétaire interne à un organe supranational — la Banque centrale européenne (BCE). Dans une certaine mesure, les banques centrales nationales de ces pays sont comparables aux banques régionales de la Réserve fédérale des États-Unis.

Pour bien comprendre comment pareil bouleversement des dispositions monétaires en Europe a pu se produire, il est important de se rappeler que le processus de changement était mû par de puissantes forces politiques, qui l'ont soutenu et nourri au fil des ans. On pourrait certainement penser que s'il s'était agi d'une initiative purement économique, elle n'aurait probablement pas abouti. Le mouvement est né essentiellement de la conviction qu'une plus grande intégration économique favoriserait une réconciliation durable entre les différents pays européens et, partant, la paix et la stabilité. Dans cette perspective, la création d'une monnaie commune rendrait beaucoup plus difficile tout retour en arrière.

L'histoire de l'adoption de l'euro, qui débute au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est fascinante. Je n'évoquerai pas ici chacune des phases qui ont mené au lancement de l'euro; je me contenterai de qualifier ce processus de remarquable exploit, du point de vue tant politique qu'administratif et technique.

Imaginez les moyens logistiques qu'il a fallu déployer pour qu'il soit possible, durant la première fin de semaine de 1999, de transposer en euros les valeurs exprimées en marks allemands, en francs français, en lires italiennes, et ainsi de suite. Et cette conversion semble s'être déroulée sans incident majeur.

Toutefois, le processus de conversion n'est pas encore complètement achevé puisque les billets et pièces de monnaie libellés en euros ne seront mis en circulation qu'en janvier 2002. Seuls les marchés financiers sont tenus pour le moment de mener leurs opérations en euro, l'utilisation de cette monnaie restant facultative dans tous les autres cas, et ce, pour les trois prochaines années. On peut toutefois déjà régler en euros les achats faits par chèque, carte de crédit ou de débit ou chèque de voyage. Les entreprises peuvent tenir leur comptabilité en euros et payer leurs employés dans cette monnaie. Mais, dans l'ensemble, la plupart des Européens ne devraient pas voir maintenant de changements majeurs dans leur vie quotidienne, si ce n'est que les prix affichés en magasin pourront désormais être exprimés à la fois en ancienne monnaie nationale et en euros.

Ce qui importe toutefois, c'est que les cours des monnaies des États membres de l'Union économique et monétaire sont fixés irrévocablement par rapport à l'euro et les uns par rapport aux autres. En ce sens, les monnaies nationales ne sont plus maintenant que des unités de mesure des prix et des subdivisions temporaires de l'euro. De la même façon que le dollar canadien se compose de 100 cents, on peut dire qu'un euro se compose temporairement de 6,56 francs français ou de 1,96 mark allemand.

Quelles sont les implications économiques de l'avènement de l'euro?

Quels sont les enjeux de la monnaie commune pour les onze États membres de l'Union?

J'aimerais tout d'abord rappeler que même si le lancement d'une monnaie commune sur l'ensemble du territoire couvert par ces onze pays (et que l'on nomme la zone euro) a représenté un événement majeur, il n'a pas eu de répercussions spectaculaires immédiates sur les plans financier ou économique. Cela tient aux mécanismes mis en oeuvre il y a quelque temps déjà. Prenons un exemple : toutes les monnaies faisant partie du système sont arrimées au mark allemand depuis mai 1998, et certaines depuis plus longtemps encore. Les parités fixes aidant, les taux d'intérêt pratiqués dans les pays membres ont eu tendance à fluctuer ensemble, dans le même sens que les taux allemands. Au cours de la dernière année, les taux d'intérêt officiels à court terme des Onze ont graduellement convergé vers le taux actuel unique de 3 % dans l'ensemble de la zone euro. De plus, l'existence déjà ancienne d'un véritable marché commun en Europe a permis l'application d'une politique commerciale commune et une plus grande intégration des marchés internes depuis quelque temps déjà.

Alors, en quoi l'arrivée de l'euro constitue-t-elle un changement?

Il va sans dire qu'une monnaie commune sera bénéfique à bien des égards pour l'économie des pays de la zone euro. Le premier de ces avantages est l'élimination des coûts de conversion des devises entre les onze États membres. La libre circulation des biens, des services et des capitaux à l'intérieur des frontières de l'euro ne sera donc plus gênée par l'utilisation de différentes monnaies. Il sera aussi plus facile de comparer les prix des fournisseurs de toute la zone euro, ce qui devrait stimuler la concurrence et accroître l'efficience. De plus, les acheteurs et les vendeurs n'auront plus besoin d'effectuer des opérations de couverture pour se protéger contre les risques de change. De manière générale, il y a moins d'incertitude face à l'avenir lorsque sont éliminées les menaces de fluctuation des taux de change entre des pays dont le commerce et les investissements sont fortement intégrés.

La conversion à l'euro a exigé, de la part des institutions financières, des investissements considérables en temps ainsi qu'en ressources humaines et techniques. Mais, à la longue, les marchés boursiers et obligataires de la zone euro devraient être plus actifs et plus liquides qu'ils ne le sont actuellement. Cette nouvelle donne pourrait aider l'Europe à se tailler une place plus importante au sein du secteur financier mondial et rendre l'euro plus attrayant comme grande monnaie de réserve internationale. Évidemment, cela ne va pas se produire du jour au lendemain. Il faudra du temps.

Sur le plan de la politique économique, le transfert des responsabilités liées à la politique monétaire des banques centrales nationales vers la Banque centrale européenne constitue le principal changement provoqué par l'arrivée de l'euro. Depuis le début de ce mois, les États membres de la zone euro ont une politique monétaire commune — comme c'est le cas ici, au Canada, où une même politique monétaire s'applique à toutes les provinces du pays. La responsabilité des décisions en la matière incombe désormais au Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, qui comprend les six membres du directoire de la BCE et les gouverneurs des onze banques centrales participantes. La Banque centrale européenne est une institution autonome investie de la mission de maintenir la stabilité des prix.

Ces nouvelles dispositions impliquent que les pays membres de la zone euro renoncent à une partie de leur souveraineté nationale puisqu'ils cèdent le contrôle de leur politique monétaire. En d'autres mots, ils ne peuvent plus désormais mener une politique monétaire indépendante. Quelles sont les conséquences de cela?

À long terme, la politique monétaire n'agit que sur le taux d'inflation. Par conséquent, si tous les pays de la zone euro visaient déjà la stabilité des prix, la perte de souveraineté que constitue pour chacun l'impossibilité d'établir son propre taux cible en matière d'inflation peut paraître relativement secondaire. Toutefois, il est possible qu'il y ait des différends sur la définition appropriée de la stabilité des prix ou sur la rapidité avec laquelle il conviendra de ramener l'inflation au taux cible à la suite de chocs inattendus qui l'auront fait dévier de sa trajectoire.

Mais ce qui importe plus encore, c'est que les pays ayant opté pour une monnaie commune perdent l'avantage d'utiliser leur monnaie nationale pour amortir les chocs économiques. Par exemple, advenant une hausse marquée des prix mondiaux de l'énergie, un pays producteur d'énergie verra ses revenus s'accroître, des pressions s'exercer sur sa demande intérieure et peut-être aussi une augmentation de ses entrées de capitaux. L'inverse se produira dans les pays qui sont de grands consommateurs d'énergie. Lorsque le taux de change est flexible, cela facilite l'ajustement économique nécessaire, qui peut s'opérer au moyen d'une appréciation de la monnaie, dans le cas du pays producteur d'énergie, et d'une dépréciation, dans celui du pays importateur d'énergie. Quand le taux de change ne peut fluctuer, comme c'est le cas dans la zone euro, une plus grande flexibilité des prix et des salaires et une mobilité accrue de la main-d'oeuvre et des capitaux entre les économies nationales s'avèrent nécessaires pour surmonter un tel choc. Sinon, l'ajustement sera plus pénible et plus coûteux, provoquant des fluctuations encore plus prononcées de la production et de l'emploi au sein de chacun des pays. L'Europe se caractérise toujours par d'importantes rigidités sur le plan des salaires et des prix ainsi que par la faible mobilité de sa main-d'oeuvre. Ces facteurs pourraient rendre plus difficile encore l'ajustement aux chocs. Ce que l'on espère bien sûr, c'est que l'union monétaire favorisera l'adoption au sein des États membres de mesures visant à réduire ou à éliminer ces rigidités.

Les arguments d'ordre économique plaidant en faveur d'une monnaie commune en Europe sont fondés principalement sur le fait que l'amortissement de chocs aux effets divergents au sein des pays membres a moins d'importance aux yeux de ces derniers que les avantages que procurent une diminution des coûts de transaction et la plus grande certitude économique découlant de l'atténuation des risques de change. Cela implique que les structures économiques de ces pays sont assez semblables pour que tout choc soit ressenti par l'ensemble de ces derniers à peu près au même moment et avec sensiblement la même intensité. Et, c'est probablement le cas, en effet, pour bon nombre d'entre eux. Les autres devront peut-être prendre des mesures visant à rendre plus flexibles les prix et les salaires au sein de leur économie et à accroître la mobilité de la main-d'oeuvre et des capitaux pour compenser l'effet amortisseur des fluctuations du taux de change.

Quelles sont l'incidence et la pertinence pour le Canada de l'union monétaire européenne?

Les liens commerciaux que le Canada entretient avec l'Europe sont relativement restreints. Seulement 4 % de nos exportations sont destinées aux pays de la zone euro, et environ 7 % de nos importations proviennent de ces pays. Ainsi, ce qui adviendra en Europe dans la foulée du passage à une monnaie commune aura vraisemblablement une incidence directe limitée sur l'économie canadienne, du moins à court terme. Il est évident que si la nouvelle union monétaire venait à transformer le paysage commercial et financier international, le Canada s'en ressentirait, à l'instar de tout autre pays. Il est cependant difficile d'évaluer la probabilité qu'un tel changement survienne et l'ampleur qu'il aurait. Pour l'instant, nous ne pouvons qu'espérer que les entreprises canadiennes qui ont des liens commerciaux avec l'Europe se sont ajustées à la nouvelle monnaie et cherchent à tirer avantage de la réduction des coûts liés aux transactions commerciales avec les pays de la zone euro.

Chose certaine, l'entrée en vigueur de l'euro a suscité au Canada des discussions selon lesquelles nous devrions penser à une union monétaire avec les États-Unis (et peut-être le Mexique). La baisse de la valeur externe du dollar canadien au cours de la dernière année a sans aucun doute accru l'intérêt porté à cette question.

Avant d'exposer mes arguments sur ce sujet, j'aimerais vous rappeler que nous parlons ici d'une union monétaire, et non pas seulement de taux de change fixes. Même si l'on adopte des parités fixes, qui peuvent être ajustées (c'est-à-dire dévaluées ou réévaluées), l'incertitude entourant l'évolution du cours de la monnaie ne s'en trouve pas éliminée. De fait, comme nous l'avons vu en Asie dernièrement, au Mexique en 1994 et en Europe en 1992, lorsqu'il y a résistance aux ajustements, des taux de change fixes peuvent devenir insoutenables.

Afin de bénéficier des avantages économiques que j'ai décrits plus tôt, il faut mettre en place une union monétaire, et non uniquement un régime de taux de change fixes1. Mais, comme je l'ai dit également, les avantages économiques que procure une union monétaire s'accompagnent d'un prix, à savoir une perte d'autonomie et de souplesse sur le plan politique et économique. À combien s'élèverait ce prix pour le Canada?

Il convient de se rappeler qu'en Europe, la mise en place d'une union monétaire est un choix mûrement réfléchi et conscient qui procède d'un plan global conçu il y a des décennies et dont l'objet est une plus grande intégration économique, sociale et politique. En Amérique du Nord, il n'existe pas de parallèles aux puissantes forces politiques qui ont mené à la création de l'union monétaire européenne. L'Accord de libre-échange nord-américain n'implique pas une intégration économique d'une ampleur similaire.

En outre, pour le Canada, toute union monétaire avec les États-Unis se traduirait par une perte d'autonomie sur le plan de la conduite de sa politique monétaire, en plus de fonctionner très différemment de l'union monétaire européenne. Cette dernière est composée de trois grands pays de taille assez comparable et de huit pays de petite et moyenne taille. Dans le cadre d'une union monétaire nord-américaine, quelle qu'en soit la forme, il est à peu près certain que le Canada devrait adopter la devise américaine.

Le fait pour le Canada de ne plus pouvoir recourir à un taux de change flottant pour amortir les chocs qui l'affectent différemment des États-Unis constitue un autre problème majeur que poserait l'utilisation d'une monnaie commune en Amérique du Nord.

L'incidence complètement différente qu'ont les fluctuations des cours mondiaux des produits de base sur leurs économies respectives constitue un grand contraste entre le Canada et les États-Unis. Dans une large mesure, le Canada est toujours un important producteur de produits de base, dont il est aussi un grand exportateur net, tandis que les États-Unis en sont un faible importateur net. Ainsi, les termes de l'échange de ces deux pays (le ratio des prix à l'exportation aux prix à l'importation) évoluent dans des directions opposées lorsque survient une variation prononcée des cours mondiaux des produits de base. Prenons comme exemple les deux dernières années : les cours de ces produits ayant reculé de plus de 25 % au cours de cette période, les termes de l'échange du Canada se sont détériorés, d'environ 6 %, tandis qu'aux États-Unis ils ont augmenté de 5 %.

Lorsque les termes de l'échange évoluent en notre défaveur, cela signifie qu'on nous paie en moyenne des prix moins attrayants pour les biens que nous vendons à l'étranger par comparaison avec ceux que nous versons pour les produits que nous importons. Donc, en tant qu'État, nous nous trouvons en moins bonne posture par rapport à nos partenaires commerciaux. Il s'agit là d'une réalité à laquelle nous devons nous ajuster, que nous ayons un taux de change flottant ou fixe ou que nous fassions partie ou non d'une union monétaire. La dépréciation qu'a subie le dollar canadien l'année dernière reflétait cette réalité. Elle a contribué à faciliter le processus d'ajustement. Lorsque le taux de change ne peut fluctuer, l'ajustement doit s'opérer au moyen d'une réduction des prix et des salaires et d'un déplacement de la main-d'oeuvre et des capitaux. Si ceux-ci ne s'effectuent pas aisément, l'ajustement sera plus long et les pertes au chapitre de la production et de l'emploi seront plus lourdes.

C'est précisément pour ces raisons, et non par hasard, que le gouvernement du Canada a eu, pendant la majeure partie des 50 dernières années, un régime de taux de change flottants.

Conclusion

L'avènement de l'euro marque le début d'une nouvelle ère exaltante pour les Européens, et nous devrions tous leur souhaiter du succès. L'union monétaire européenne ne constitue toutefois pas un modèle qui se prête au contexte nord-américain. Les objectifs politiques qui ont justifié la mise en place d'une union monétaire en Europe n'ont pas d'écho de ce côté-ci de l'Atlantique.

Mais ce qui importe plus encore, c'est que le régime de taux de change flottants constitue pour le Canada un mécanisme de protection très utile. Étant donné que les mouvements du cours du dollar canadien découlent de chocs externes et de difficultés économiques internes, nous avons parfois tendance à penser que ces mouvements sont la cause de nos problèmes, alors qu'ils en sont plutôt la conséquence. Puisque le régime de taux de change flottants nous a été utile au fil des ans, pourquoi voudrions-nous y renoncer?

  1. 1. Une autre option qui exigerait un engagement plus ferme à maintenir la stabilité du taux de change est la mise en place d'une caisse d'émission (currency board). Dans ce cas, il existe un engagement légal à convertir la monnaie nationale dans celle à laquelle elle est arrimée, le dollar É.-U. par exemple, à un taux de change fixe. Il faut aussi que soient tenues des réserves suffisantes en dollars É.-U. pour couvrir toute la monnaie fiduciaire nationale émise par la caisse. Mais, comme en témoignent les pressions qu'ont subies dernièrement des pays comme l'Argentine et Hong Kong, où de telles caisses existent, l'incertitude entourant l'évolution du taux de change n'est pas pour autant éliminée complètement, particulièrement en période de nervosité et de volatilité considérables sur les marchés mondiaux.[]