Le régime de changes flottants en contexte de faible inflation
On parle beaucoup ces derniers temps de l'Union économique et monétaire (UEM) de l'Europe et surtout des avantages d'une telle union et des difficultés que présente sa réalisation. Cependant, j'aimerais aujourd'hui aborder un sujet un peu différent, qui est en quelque sorte à l'opposé, soit la façon dont fonctionne de nos jours le régime international de changes flottants.
Il ne s'agit pas de dénigrer ou de nier l'importance des défis entourant l'UEM, ni la pertinence d'une telle entreprise pour ceux et celles qui seront directement ou indirectement touchés par sa mise en oeuvre. Mais si plusieurs pays européens ont opté pour un système de taux de change fixes pendant la période qui a suivi la fin des accords de Bretton Woods, la plupart des autres pays industriels ont adopté un régime de changes flottants. Les trois principales monnaies, celles des États-Unis, du Japon et de l'Allemagne, flottent les unes par rapport aux autres. J'ai donc pensé concentrer mes propos ce matin sur le régime de changes flottants et, en particulier, sur la façon dont il a fonctionné ces dernières années.
Je voudrais surtout faire ressortir que, tout compte fait, le régime de changes flottants a fonctionné passablement bien au cours des 25 dernières années et qu'il a donné d'assez bons résultats ces trois ou quatre dernières années, dans un contexte marqué par une faible inflation et une amélioration des situations budgétaires dans les principaux pays industriels. Les taux de change ont, pour la plupart, évolué dans la « bonne direction ». De plus, ils sont moins volatils en courte période, en dépit de certaines fluctuations cycliques manifestes du dollar américain.
Pourquoi les principales monnaies flottent-elles?
La raison qui a motivé au départ l'adoption d'un régime de changes flottants tient plutôt à un concours de circonstances qu'à un choix réfléchi. Le système de Bretton Woods, établi peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, s'est effondré au début des années 70, forçant la plupart des pays industriels à laisser leur monnaie flotter à titre de « mesure provisoire ». Les tentatives pour sauver le système de Bretton Woods à l'été 1971 et à l'automne 1973 ont échoué.
On a généralement attribué l'effondrement des accords de Bretton Woods aux macropolitiques inflationnistes pratiquées par les États-Unis à la fin des années 60 et au début des années 70 et au refus des autres pays de leur emboîter le pas ou de permettre au dollar américain de se déprécier. Mais les vraies raisons de cet échec étaient plus profondes. En effet, le système de Bretton Woods avait été viable dans les années 50 et 60, bien qu'enclin à des crises périodiques, mais il ne pouvait fonctionner dans un monde de libéralisation des échanges et de mobilité internationale des capitaux. Le système de Bretton Woods, bien que louable en théorie, s'est avéré inadéquat en pratique.
Les déséquilibres que le système était censé corriger, par une dévaluation ou une réévaluation des monnaies touchées vis-à-vis du dollar américain et de l'or, ont été plus importants et plus tenaces que ne l'avaient jamais prévu les architectes du système; et c'est ce qui a constitué le principal problème. De plus, les pays hésitaient à ajuster leur monnaie, même lorsque l'extrême gravité des problèmes a été connue. Par conséquent, les autorités ont souvent bouleversé leurs objectifs économiques, notamment la stabilité des prix, la croissance économique et le plein emploi, afin de protéger des parités périmées. Le système était donc plus souvent qu'autrement en déséquilibre. Et ses mécanismes d'ajustement n'étaient pas dotés de la souplesse nécessaire pour aider les pays à faire face aux chocs qui perturbaient régulièrement le système financier international.
Bien que l'adoption des taux de change flottants ait été davantage le fruit de la nécessité que d'un choix volontaire, ces derniers avaient l'avantage d'offrir plus d'indépendance dans la conduite de la politique monétaire et une meilleure protection contre les chocs d'origine externe. Les tenants de ce régime, influencés en partie par l'expérience favorable des changes flottants qu'avait connue le Canada dans les années 50, estimaient que l'ajustement des taux flottants s'opérerait automatiquement de manière ordonnée et constante afin de corriger les déséquilibres. Le régime allait donc donner aux autorités de chaque pays une plus grande liberté d'action qu'elles n'en avaient sous un régime de taux fixes et les dégagerait de la nécessité d'intervenir officiellement sur le marché des changes et de conserver d'importantes réserves de devises étrangères.
Le régime de changes flottants en pratique
Inutile de mentionner que le régime de changes flottants a connu certains ratés. Les choses ne se sont pas déroulées tout à fait comme ses partisans l'avaient laissé entendre. En effet, au cours des 25 dernières années, la plupart des grandes monnaies ont subi des fluctuations de courte et de longue durée assez prononcées.
L'ampleur des fluctuations enregistrées et notre incapacité manifeste de les expliquer de manière compréhensible et précise ont amené plusieurs observateurs à croire que ces fluctuations découlaient de spéculations sur le marché des changes et qu'elles étaient largement déconnectées des facteurs fondamentaux de l'économie.
Il n'existe aucune explication simple. Néanmoins, on peut dégager certains facteurs qui, pendant cette période, ont eu une incidence sur les taux de change, soit en en façonnant les variations générales, soit en alimentant l'incertitude par moments et, par le fait même, la volatilité excessive des taux. Je voudrais souligner particulièrement l'incertitude quant à l'orientation future des politiques monétaire et budgétaire, en raison de laquelle il a été difficile pour les marchés financiers de faire face aux pressions macroéconomiques de l'heure.
Quels sont ces facteurs? Durant les années 70, deux chocs pétroliers sont survenus, l'un au début et l'autre à la fin de la décennie. Ces chocs ont pu être précipités par la situation politique au Moyen-Orient, mais il reste que le premier découle des politiques des principaux pays industriels qui, pour augmenter la production et l'emploi, ont assoupli leurs conditions monétaires quitte à tolérer une accélération de l'inflation. Les mesures monétaires adoptées par la suite afin de composer avec l'effet des chocs pétroliers sur les prix ont accentué le climat de perturbation qui a suivi. Les années 70 et le début des années 80 ont été, pour plusieurs pays, une période marquée par un taux d'inflation élevé et instable.
La forte inflation, les déséquilibres des balances des paiements attribuables aux chocs pétroliers et les transferts financiers nécessaires au soutien de l'économie des pays dont l'activité est tributaire des importations d'énergie ont constitué le catalyseur de la situation observée ultérieurement pendant les années 80. À des dépenses excessives et une dette publique croissante, les autorités des pays ont jumelé une politique monétaire plus restrictive, dans une tentative de maintenir les services sociaux, de rétablir le plein emploi et d'atténuer les pressions inflationnistes qu'elles avaient laissé s'intensifier au cours des années 70. Les conséquences de cette malencontreuse combinaison de politiques ont frappé les principaux pays industriels à des degrés divers et provoqué une crise de l'endettement dans les pays en développement. La lutte contre l'inflation n'a pas remporté partout le même succès, ce qui a ajouté aux tensions auxquelles le régime de changes flottants devait pouvoir faire face.
Même si les difficultés affligeant les pays industriels étaient généralement moins graves que celles qu'éprouvaient les pays en développement, elles ont tout de même causé de sérieux bouleversements. En raison des différences entre la combinaison de mesures budgétaires et monétaires adoptée aux États-Unis et celle appliquée en Allemagne et au Japon, le dollar américain s'est fortement apprécié par rapport au mark et au yen au cours de la première partie des années 80. Cette situation a engendré une accumulation d'importants déséquilibres dans les comptes courants de ces trois grands pays. Dans ce contexte, le régime de changes flottants n'a pas fonctionné aussi bien qu'il aurait pu. Mais il n'est pas évident qu'un autre régime aurait convenu, et je doute beaucoup qu'un système de taux de change fixes entre le dollar américain, le mark et le yen aurait résisté à pareilles pressions.
Les trois principales devises n'ont pas été les seules à faire l'objet de tensions. L'incertitude entourant la question de savoir si les déséquilibres budgétaires pouvaient être corrigés et, dans l'affirmative, de quelle façon ils pourraient l'être de même que les différences considérables d'un pays à l'autre entre le taux d'inflation du moment et les taux prévus ont contribué à créer des pressions sur les taux de change des autres devises durant les années 80 et au début des années 90. En 1992 et 1993, ces pressions ont atteint le point de rupture en Europe continentale et au Royaume-Uni, exerçant des tensions extrêmes sur le mécanisme de change. En plus de forcer le Royaume-Uni et l'Italie à se dissocier de ce mécanisme, la situation a requis l'élargissement des marges de fluctuation à l'intérieur de celui-ci.
La situation actuelle
La situation s'est considérablement améliorée sur les marchés des changes et les marchés financiers depuis 1993, même si cette évolution est encore récente. La volatilité de courte durée des taux de change ainsi que les variations tendancielles des parités bilatérales, bien qu'elles restent importantes, se sont grandement atténuées par rapport à ce qu'elles étaient au cours des deux décennies précédentes.
Je crois que cette meilleure tenue de l'économie est largement attribuable au mouvement à la baisse et à la stabilisation de l'inflation que nous avons pu observer ces dernières années dans les principaux pays industriels. L'assainissement du climat sur les marchés financiers a été déterminant à cet égard, en favorisant une baisse des primes de risque et en stabilisant les attentes au sujet de la viabilité des programmes d'austérité budgétaire de nombreux pays et des perspectives de maintien d'un bas taux d'inflation.
Je dirais donc que la faiblesse soutenue de l'inflation et l'amélioration des situations budgétaires ont donné lieu à des taux de change plus stables, « mieux ordonnés », comme le veut la théorie. Je ne veux pas dire par là que les taux de change ont été parfaitement stables ces quatre dernières années. Ce serait faux. Par contre, ils ont été plus disciplinés que par le passé, et la plupart des tendances observées peuvent s'expliquer par la différence dans les positions conjoncturelles relatives des divers pays et dans les mesures monétaires et budgétaires adoptées par ceux-ci en réponse à la situation ainsi que par les fluctuations des cours internationaux des produits de base.
Les mouvements des taux de change ont parfois semblé contribuer à créer des déséquilibres dans les échanges internationaux ou à accentuer ceux qui existaient déjà. Cela ne devrait cependant pas être vu comme une preuve que les marchés poussent les taux dans la mauvaise direction. En réalité, les déséquilibres sont souvent dus au fait que les pays se trouvent chacun en un point différent du cycle économique. Ainsi, le yen s'est jusqu'à tout dernièrement déprécié par rapport au dollar américain, malgré le fait que le Japon enregistre un excédent commercial important et croissant. Il est évident que les fluctuations récentes du cours du dollar É.-U. par rapport au yen sont en grande partie attribuables aux positions conjoncturelles différentes des économies des deux pays. La faiblesse relative du yen a néanmoins contribué à revigorer la demande au Japon. Entre-temps, la force de leur monnaie a permis aux États-Unis de résister aux pressions inflationnistes qui, autrement, auraient nécessité un relèvement plus prononcé des taux d'intérêt.
Bien entendu, il est possible que les taux d'intérêt réagissent de façon excessive, même dans une conjoncture favorable comme celle que j'ai décrite il y a un moment. Cependant, les risques d'un grave désalignement des taux de change sont beaucoup moindres lorsque le climat qui règne sur les marchés permet de mieux prévoir l'avenir, ce que procure une politique monétaire axée sur la stabilité des prix intérieurs. Si les taux de change n'ont pas comme point d'ancrage un engagement crédible envers la stabilité des prix, il est difficile, sinon impossible, pour les marchés de s'acquitter des tâches attendues d'eux.
Le fonctionnement du régime de changes flottants au Canada
Comme vous le savez, le Canada a été l'un des plus ardents défenseurs de l'adoption d'un système de changes flottants. Durant les années 50 et au début des années 60, il a été le seul grand pays industriel à appliquer un tel régime et le premier grand pays à l'adopter à nouveau dans les années 70. Parce que notre économie est ouverte et de taille moyenne et que nous dépendons plus des exportations de produits de base que nos principaux partenaires commerciaux, nous sommes sensibles aux chocs d'origine externe et apprécions l'effet « amortisseur » qu'exerce un taux de change flexible.
J'aimerais vous expliquer en quelques mots comment l'économie canadienne s'est comportée en régime de changes flottants et décrire les principales forces qui ont agi sur le cours de notre monnaie. La principale tendance a été enregistrée au cours de la période de 1976 à 1986, lorsque le dollar canadien s'est fortement déprécié par rapport au dollar américain, tombant de la quasi-parité à un creux de 69 cents É.-U. en février 1986. Au cours de la même période, le taux annuel d'inflation au Canada dépassait d'environ 1 % en moyenne celui des États-Unis. Si l'écart pour un an paraît faible, l'écart cumulatif quant à lui est prononcé et peut expliquer en très grande partie la tendance à la baisse qu'a affichée pendant cette période le cours du dollar canadien par rapport au dollar américain.
Quant aux fluctuations cycliques qui ont accompagné la dépréciation du dollar canadien, elles étaient le reflet de plusieurs facteurs. Le plus important d'entre eux a été la variabilité des cours mondiaux des produits de base, lesquels demeurent une composante majeure de nos exportations. Cependant le facteur le plus inquiétant, pendant les années 80 et 90, a été la croissance du déficit budgétaire et son incidence déstabilisatrice sur les marchés financiers, y compris sur le marché des changes. L'accroissement de la dette et du déficit des administrations publiques a amplement contribué à faire augmenter la prime de risque incorporée aux taux d'intérêt versés sur les actifs en dollars canadiens et a été le catalyseur, sinon la cause, des périodes de turbulence observées en 1986, 1992 et 1994. Les préoccupations que suscitait la politique budgétaire se sont conjuguées par moments à l'incertitude sur le plan politique, et ce même mélange explosif a provoqué de fortes perturbations et d'intenses pressions spéculatives sur les marchés financiers, ce qui a compliqué d'autant la tâche des autorités monétaires.
Heureusement, la situation s'est beaucoup améliorée récemment. Le taux d'inflation au Canada est stable et se situe à son plus bas niveau depuis plusieurs décennies; de plus, il est légèrement inférieur à celui des États-Unis depuis 1992. Cela signifie que le dollar canadien pourrait s'apprécier vis-à-vis du dollar É.-U. avec le temps, si l'écart entre les taux d'inflation se maintient.
D'autres facteurs peuvent aussi insuffler un regain de vigueur au dollar canadien. Premièrement, la réduction du déficit budgétaire, à laquelle se sont attelées les administrations publiques canadiennes, a atténué l'incertitude régnant sur les marchés financiers, ce qui a entraîné une réduction des primes de risque incorporées aux taux d'intérêt et soutenu notre monnaie, jusque-là affaiblie par ces primes. Deuxièmement, les entreprises canadiennes sont en meilleure position concurrentielle qu'elles ne l'ont été depuis des années, ce qui a contribué à une chute marquée du déficit persistant de notre balance des paiements courants. Troisièmement, les prix des produits de base sont maintenant fermes et devraient amorcer une remontée, à la faveur de la reprise de l'activité économique à l'échelle mondiale.
À la lumière de cette situation, il n'est guère étonnant que plusieurs analystes, tout comme la Banque du Canada, s'attendent à un raffermissement du dollar canadien et estiment que notre monnaie est actuellement sous-évaluée au regard des facteurs fondamentaux à plus long terme.
Comment expliquer, alors, que le dollar canadien n'ait pas été plus robuste? Cela tient principalement à la différence entre les positions conjoncturelles relatives des économies canadienne et américaine. L'assouplissement des conditions monétaires opéré au Canada ces deux dernières années allait de pair avec les besoins d'une économie caractérisée par une marge considérable de capacités inutilisées et un taux d'inflation ayant tendance à se maintenir dans la moitié inférieure de la fourchette cible de maîtrise de l'inflation, qui est actuellement de 1 à 3 %. Par conséquent, les taux d'intérêt plus faibles et le cours relativement bas du dollar canadien ont été temporairement opportuns sur le plan économique.
Bien qu'aucune banque centrale ne souhaite que sa monnaie soit faible, la Banque du Canada a depuis la fin de 1995 favorisé un assouplissement des conditions monétaires qui s'est parfois traduit par un repli des taux d'intérêt et une légère dépréciation du dollar. Autrement dit, la Banque n'a pas cherché délibérément à faire baisser le dollar; elle visait simplement à amener les conditions monétaires sur la trajectoire qui lui semblait appropriée étant donné l'atonie de l'économie. La Banque du Canada n'exerce pas de contrôle direct sur la combinaison d'ajustements des taux d'intérêt et du taux de change qui est nécessaire pour amener les conditions monétaires sur la trajectoire souhaitée. Cette combinaison est déterminée essentiellement par les marchés.
Cependant, grâce à l'important relâchement antérieur des conditions monétaires, l'économie canadienne s'accélère depuis quelque temps, et les perspectives de la poursuite d'une expansion vigoureuse en 1997 et en 1998 sont bonnes. Étant donné que la marge de capacités inutilisées dans l'économie demeure substantielle, cette dernière peut enregistrer une forte croissance au cours des prochains trimestres sans que cela n'entraîne une recrudescence de l'inflation. Cependant, au fur et à mesure que seront absorbées les capacités excédentaires, la Banque devra favoriser la mise en place de conditions monétaires moins expansionnistes, compatibles avec une croissance économique durable et un faible taux d'inflation en même temps.
En d'autres termes, tant pour des raisons conjoncturelles que pour des raisons plus fondamentales, nous pouvons affirmer que le dollar canadien a de bonnes chances de se raffermir.
Pour résumer, je dirai que, pour ce qui est du dollar canadien, le marché des changes a plutôt bien fonctionné ces dernières années, car il a su interpréter tant les tendances fondamentales de notre économie que la différence entre sa position conjoncturelle et celle de l'économie américaine et y réagir de manière appropriée. Je crois que la discipline budgétaire et un engagement crédible envers le maintien d'un bas taux d'inflation sont les éléments clés de ces bons résultats.